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Jade Bérubé aurait pu devenir une grande compositrice. Dotée de l’oreille absolue — la faculté de reconnaître une note dans n’importe quel contexte —, elle peut composer des arrangements musicaux complexes sans même savoir lire la musique. C’est d’ailleurs ce qu’elle faisait à l’âge tendre de 15 ans, pour le compte de Radio-Canada. « J’avais composé la musique pour la pièce de théâtre de mon école. Le père d’une fille de la troupe, qui travaillait à Radio-Canada, m’a proposé de faire de la musique pour des émissions. J’en ai vendu huit en tout. »
Aujourd’hui âgée de 44 ans, Jade travaille dans un magazine et est pigiste pour une maison d’édition. Elle n’a jamais voulu exploiter son talent, au grand désespoir de ceux qui en prenaient la pleine mesure.
Comme le chef d’orchestre de Radio-Canada à l’époque, Léon Bernier.
«Il me disait qu’avec ce don-là, j’avais la responsabilité de faire quelque chose. Pour lui, c’était prodigieux. Il a insisté très fort auprès de ma mère pour qu’elle m’encourage à poursuivre dans cette voie, mais je ne voulais rien savoir. C’est le théâtre qui m’intéressait.»
Même si elle n’a finalement pas fait carrière en théâtre, Jade ne regrette pas d’avoir écarté la composition. Les choses se sont compliquées quand c’est devenu sérieux. Au départ, Léon Bernier retranscrivait les orchestrations qu’elle composait au synthétiseur, mais pour aller plus loin, il aurait fallu que Jade apprenne à lire et à écrire la musique. « À partir du moment où ça s’est mis à être écouté et que l’aspect technique est embarqué, ça ne m’intéressait plus ! Je mettais mes tripes sur la table et après, ils partaient avec ça. Je n’avais pas envie de donner ce que j’avais de plus intime aux autres », explique-t-elle.
Maintenant maman, Jade saisit davantage l’incompréhension de son entourage. « On souhaite que les gens exploitent leurs forces, mais pour moi, la musique, c’est tellement facile que j’ai l’impression de n’avoir aucun mérite », illustre-t-elle. C’est peut-être ce qui explique qu’elle n’ait jamais ressenti le besoin d’être reconnue dans ce domaine. « En poésie ou en théâtre, j’ai ce besoin ! »
Y A PAS DE SOT MÉTIER, SAUF QUE…
On a tendance à voir le talent comme un cadeau de la vie, un passeport pour le succès. Pour Simon Lett, 29 ans, c’est surtout beaucoup d’attentes. Comme ce dernier a une mémoire phénoménale et une facilité à faire des liens, son entourage le voyait aller loin. « On a souvent dit de moi que je pourrais faire ce que je voulais dans la vie, que j’aurais jamais de problème, raconte-t-il. Je me dis que si j’essaye quelque chose pis que je réussis pas, de quoi je vais avoir l’air ? C’est un peu paralysant. »
Il travaille donc au service à la clientèle d’un magasin de peinture. « C’est très brainless comme job, et même si on ne m’a jamais mis de pression pour que je fasse autre chose, moi, je la sens », avoue-t-il.
«J’ai toujours été réfractaire à suivre la masse et à obéir à l’autorité. Je résiste à faire quelque chose pour répondre à des attentes. C’est mon côté rebelle : “Vous ne me direz pas quoi faire !»
Simon espère ne pas faire ça toute sa vie, mais pour l’instant, il n’a pas vraiment de plan : « Quand tu sens que tu pourrais étudier dans n’importe quoi, c’est dur de s’arrêter sur un choix. » Il avait pourtant opté pour des études en littérature et en linguistique il y a quelques années, mais il a abandonné.
Comme plusieurs enfants doués, Simon est passé inaperçu dans le système scolaire, arrivant à obtenir des résultats corrects sans trop mobiliser d’énergie.
« Rendu à l’université, j’ai réalisé que j’aurais à faire des efforts, ce qui n’avait pas été le cas auparavant. Je n’ai pas eu envie de le faire. »
Bien que Simon reconnaisse ne pas performer à son plein potentiel, une partie de lui refuse de se plier aux exigences d’une certaine conception de la réussite.
« J’ai toujours été réfractaire à suivre la masse et à obéir à l’autorité. Je résiste à faire quelque chose pour répondre à des attentes. C’est mon côté rebelle : “Vous ne me direz pas quoi faire !” » explique-t-il.
Au fond, notre fascination pour les talents inexploités en dit probablement plus sur nous, nos aspirations et notre conception de la réussite que sur ceux qui, devant un océan de possibilités, décident de mener une petite vie tranquille, loin de la pression qui vient avec nos grandes attentes.