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Gilles Vigneault
Ce texte est extrait du #33 spécial Hiver québécois | présentement en kiosque
Le gars était prêt à longer la 138 pendant 138 heures pour se rendre à Natashquan et remuer avec lui ses vieux souvenirs d’hiver.
De bien bonne heure, un vendredi matin de mi-janvier, à peu près une semaine après que le froid soit arrivé à Montréal, John Londoño (le photographe), Virginie Gosselin (son assistante) pis moi, on s’enligne pour Saint-Placide, un petit village riverain passé Oka. Car qu’on se le dise, bien qu’on continue de le définir comme natif de Natashquan, Gilles Vigneault n’y habite plus depuis 1970.
On m’avait décrit le bonhomme comme vif, inspirant, généreux. En chemin, je n’arrêtais pas de me dire que j’allais rencontrer le plus grand de nos chansonniers. Pour calmer ma légère fébrilité, je regardais les affiches colorées des commerçants amérindiens (je retiens notamment celle du marchand de cigarettes « Nice Butts » et celle d’un zoo de perroquets).
Rendus à St-Placide, on a tourné à gauche à la Patate chez Gérard.
– Ça tombe bien, on a un peu d’avance, dit Londoño. On pourrait manger là?
Mais la patate du village était fermée pour cause d’hiver. Avec une heure de lousse devant nous, on a donc fait demi-tour, jusqu’à ce qu’on tombe sur un antiquaire qui s’adonne aussi à vendre du café.
On entre. Vigneault joue à la radio. Le proprio, un immense bonhomme avec une barbe de deux pieds de long (que Vigneault surnomme Gros-Louis), sort de derrière les sculptures de canards en nous disant bonjour et nous fait passer à la cuisine dans le fond du magasin. Après nous avoir demandé ce qu’on fait dans le coin — en sachant probablement la réponse d’avance —, il nous raconte un peu l’histoire du coin et nous montre des objets que M. Vigneault a signés pour lui (sa première affiche de concert, un piano). Quand on lui dit qu’on s’en va le rencontrer chez lui, il nous corrige : « C’est pas sa maison, mais son studio. »
C’est que M. Vigneault est une personnalité très publique, encore bien présente dans les médias, et qu’il trace la ligne de son intimité : les journalistes ne voient pas sa maison.
Arrivés à son « studio », donc, à peine a-t-on passé le seuil qu’une voix éraillée, nouvelle et pourtant familière, nous accueille :
– Entrez, entrez. Faites comme chez vous. Enchanté!
La place est très grande. Il y a un piano, un xylophone, plusieurs chaises, tables et bibliothèques… et un monument souriant qui nous accueille comme de rien.
– C’est quoi votre nom?
– John Londoño.
– Londo-gni-o?
– Oui.
– Moi, c’est Benoit Poirier, enchanté.
– Poirier.
– Et Virginie Gosselin.
– Gosselin. Faites comme chez vous! Installez-vous.
La place est grande et ouverte parce qu’avant d’être un studio, c’était un restaurant. Un restaurant qui a fait faillite et que M. Vigneault a acheté et légèrement modifié afin de pouvoir enregistrer à quelques minutes de chez lui.
Pendant que John et Virginie préparent le matériel pour la séance de photos, M. Vigneault et moi nous installons dans des chaises à côté d’un tableau qui contient la poursuite d’un concert (jolie francisation de « pacing »). Au printemps, le chansonnier repartira en tournée au Québec et en Europe, fort de ses 83 années qui ne lui sont apparentes que sur le dessus de la tête.
Je brise la glace.
– Les hivers sont-ils plus doux à Saint-Placide qu’en Basse-Côte-Nord?
– Les hivers ont un peu changé à Natashquan… L’an passé, y avait pas encore de neige de tombée le 13 janvier, alors qu’autrefois, y avait un mètre de neige le 27 octobre, le jour de mon anniversaire! Je me rappelle entre autres d’un hiver où il y en avait tellement devant la porte qu’on pouvait pas l’ouvrir. J’ai dit à mon père : « Je vais m’en occuper! » J’ai ouvert une fenêtre d’en haut, je me suis élancé sur le toit du petit tambour, j’ai sauté sur la neige, j’ai trouvé ma pelle et j’ai dégagé la porte. J’étais un héros! Après, on a glissé à partir du toit. C’était fantastique!
M. Vigneault me raconte qu’à Natashquan, l’hiver n’était pas triste. C’était une saison de rituels, qui était divisée en temps. Les gens allaient à l’église, qui était un point de ralliement « de tous les rituels et de tous les temps, des temps durs et des temps qui durent ». Avant Noël, il y avait le temps de la chasse, qui durait un ou deux mois. Ensuite, il y avait le temps des Fêtes, le temps des Rois et le temps du Carême. « À l’époque, il y avait encore de la neige au Carême. » Enfin, c’était le temps de Pâques, et la neige commençait à fondre. « Mon père disait souvent : “On le voit pas. On l’entend pas. On le sent pas. Mais les arbres continuent à pousser même en hiver.”»
– Et pis on finissait par avoir le printemps, une espèce d’explosion incroyable : la neige qui fond, les plantes qui recommencent à pousser… Quand on regardait la terre, on commençait à voir plus de noir que de blanc. C’était comme une vache avec ses taches. C’est à ce moment-là qu’on commençait à gréer les chaloupes pour le rituel de la pêche. Ça durait jusqu’en septembre. Pis, en septembre, c’était le temps des grénages. C’est là qu’on cueillait les baies, les bleuets, les béris, les framboises et les chicoutés, pour faire des confitures pour l’hiver. On recommençait à se préparer pour la saison froide. Ça durait minimum cinq mois et parfois six : quasiment la moitié de l’année!
– Pas comme cette année…
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