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GHB et Sally Field

Par
Martin Perizzolo
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Parce que, parce que, parce que… Parce qu’on doit se sentir coupable si on ressent le besoin de se justifier.

Débordé par la production de la captation de mon show qui aura lieu le 2 décembre au Café Cléopâtre. Parce que j’ai préféré écouter que d’y mettre mon grain de sel. Parce que c’est ma dernière participation au blogue d’Urbania d’ici les fêtes.

Parce que personne n’a encore parlé de GHB (dude, il existe une drogue du viol, crazy scary shit!) Et parce que je le trouve encore pertinent, voici un texte publié dans le recueil de nouvelles Cherchez la femme pilotée par la magnifique India Desjardins.

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GHB et Sally Field

Il y a environ [vingt] ans, en février 1996, cinq ans avant septembre 2001…

Bien que l’histoire que je m’apprête à vous raconter n’ait aucun lien avec les fameux attentats terroristes, je le mentionne par désir d’être avant-gardiste. Avant-gardiste, parce que je crois fortement que d’ici quelques décennies, les expressions « Avant Jésus-Christ » et « Après Jésus-Christ » céderont leurs places à « Avant septembre 2001 » et « Après septembre 2001 ». Je ne suis pas toujours présomptueux, j’ai mes moments.

Bref, février 1996, un peu après l’heure du dîner, j’entre dans un wagon de métro station Berri-UQAM, direction station Laurier. À l’époque, je demeurais sur le boulevard Saint-Joseph, de biais avec la station de métro.

Ceux qui sont familiers avec l’itinéraire du métro de Montréal savent que c’est un trajet de trois stations. Station Berri-UQAM à Sherbrooke, puis station Mont-Royal et enfin : Laurier.

Seulement trois stations, pourtant un souvenir qui va me hanter longtemps et me définir à jamais.

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Donc, j’entre dans le métro et comme à l’habitude, je ne cherche pas un poteau auquel m’accrocher. Je cherche le poteau le moins sale auquel m’accrocher. Mais comme à l’habitude, même le plus étincelant ne me convient pas. Secrètement, je suis certain que si j’avais des yeux bioniques, j’y verrais des milliers de saloperies grouillantes. Je ne suis pas toujours dédaigneux, j’ai mes moments.

Chanceux, un banc se libère et je m’assois sans montrer aucun scrupule. Je suis un requin. Au diable les bonnes manières que ma mère m’a inculquées à coup de tapes derrière la tête : aujourd’hui, elle n’est pas là pour me corriger.

J’ai la chance d’avoir le banc du trio qui regarde ailleurs, de côté. Ma vraie chance, c’est qu’il m’est plus facile d’éviter le regard direct des autres, ce qui me rend brave et me motive à afficher ainsi dans le mien : « Quelqu’un a-t-il quelque chose à redire ? » Je suis une carpe.

Les portes se referment.

En face de moi, dans les bras d’un homme, une petite fille blonde et bouclée pleure comme si c’était la fin du monde. Elle est âgée d’environ quatre ans. cinq ans. Peut-être six ans, tout au plus. J’ai beaucoup de difficulté à estimer l’âge des gens plus jeunes que moi. Inaptitude qui vieillit bien, malheureusement.

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De Berri à Sherbrooke, la blondinette teste ma patience. À Sherbrooke, les portes s’ouvrent, la montée et descente des passagers s’effectue et le paysage se reconfigure. Sauf pour la petite qui pleure toujours.

Comme personne n’a l’air de s’en préoccuper, mes nerfs flanchent et je décide d’influer sur la situation en regardant la petite dans les yeux. Peut-être que je pourrais lui faire peur et ainsi la convaincre de se la fermer en appliquant une certaine pression.

Les portes se referment.

Je n’ai aucun effet sur elle. Je constate qu’elle a déjà peur de quelque chose. Quelque chose de beaucoup plus fort que moi. Si j’étais un monstre, elle m’aurait me fait sentir même pas digne d’un garde-robe ou d’un dessous de lit.

Je décide donc d’attaquer son père, qui lui, doit mieux comprendre les conventions d’un regard insistant. J’ai un certain effet sur lui. Content. Voilà, même s’il vient d’ailleurs, je savais bien qu’il comprendrait. Il y a des différences entre l’Occident et le Moyen-Orient, mais il y a des choses qui ne changent pas ou ne s’apprennent pas, peu importe le chemin que l’on a parcouru. Ce qui se dit des yeux n’a point besoin de mots.

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Pourtant, il ne fait rien pour sa fille. Au lieu, l’homme se met à suer comme un porc. Soudainement, je m’en veux, j’ai dû mal doser mon regard. Un soupçon d’hostilité en surplus, une graine de réprobation de trop et vous n’obtenez plus les résultats attendus. C’est une recette qui demande beaucoup de précision et du même coup, laisse place à l’improvisation.

« Vous faites lever les accusations en mousse sur un fond de remarque. Ensuite, vous prenez une demi-tasse d’insistance, que vous mélangez à de la critique en poudre. (Si vous n’en avez pas, vous pouvez toujours utiliser un peu de désapprobation, mais dans ce cas, revoyez la quantité d’insistance à la baisse.) Puis vous ajoutez un peu d’objection, à votre guise. Vous déversez le tout dans un moule de sévérité (que vous avez pris soin de préchauffer auparavant) que vous placez en avertissements pendant quelques secondes. Décorez d’un soupçon de malice ou d’une pincée de méchanceté. Voilà, vous êtes prêt à envoyer un message bien meilleur que ceux que l’on retrouve au supermarché, qui contient de la haine raffinée, forte source de calorie vide. »

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C’est ça… « Un soupçon de malice OU une pincée de méchanceté… » Et non pas les deux.

La plainte de la jeune fille interrompt mes pensées. C’est en l’observant que je remarque que la petite ne pleure pas. Elle gémit d’un son continu. Elle a les yeux pleins d’eau, mais elle ne pleure pas. Le métro reprend sa cadence direction Mont-Royal. La petite s’obstine dans sa lamentation. Elle a l’air gelée, incapable d’agir de manière articulée, mais dans ses yeux, je vois le désir absolu de réaction. Il y a une détresse, un effroi qui me glace sur place. Je chavire.

Un homme, originaire du Moyen-Orient avec une enfant blanche, blonde et bouclée. Et si la petite venait de se faire enlever ? Je ne suis pas un paranoïaque fini, j’ai mes moments.

Je les scrute. Sa gueule à lui ne me revient pas. Elle… Quelque chose cloche avec elle. Je pars à la dérive.

Je n’ai jamais vu quelqu’un sous l’effet du GHB, la drogue du viol, puisque je ne serais pas ici pour vous en parler, je serais en prison. Si quelqu’un m’approchait pour me dire : « Regarde la fille là-bas, j’ai mis du GH dans son… » Bang ! Il serait presque mort ou certainement amoché en route vers le point qui allait terminer sa phrase. Je tolère à peine les lâches, mais jamais, jamais ceux qui sont mal intentionnés.

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Elle, la petite, on dirait qu’elle est sur le GHB. Elle semble passive de l’extérieur et agitée de l’intérieur. Quand je dis qu’elle est passive, je veux vraiment dire qu’elle a l’air d’un zombie. Comme si elle n’avait aucune force motrice, comme si son corps ne répondait plus à son âme. Je divague ?

Les autres ? Qu’en pensent les autres ? Le malaise est partagé. Visiblement, les autres se posent les mêmes questions que moi. Suis-je paranoïaque ? Suis-je raciste ? Ou ai-je vu trop de films ? Je dois porter en moi certains préjugés, nul n’est à l’abri de ça. Mais raciste ?!? Non. Je suis issu d’une famille à double culture. Père italien, mère québécoise. Ce n’est pas les antipodes, mais c’est assez pour comprendre l’héritage culturel, la différence… Les enfants de mon école primaire se sont chargés de m’éduquer, de m’apprendre la différence.

La marée monte.

Station Mont-Royal, Tou-dou-dou, déjà ! Qu’est-ce que je fais ?! Est-ce que je cours le risque de me tromper, de déranger et de passer pour un raciste ? Même si la petite est blonde, ça pourrait bien être l’aboutissement d’un couple multiethnique ? Non ? Non. Ou peut-être ? Oui ! Qu’est-ce que je fais ?! Ça va vite ! Les autres ?! Que font les autres ?! La même chose que moi, rien. Un banc de poissons.

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Si au moins la petite prononçait un mot, un refus ! N’importe quoi de plus ou moins audible ! Quelque chose auquel m’accrocher ! Même sale, je l’attraperais des deux mains, par la bouche s’il le fallait ! Une bouée de sauvetage.

GHB, paranoïa, traite de blanche, scénario, enlèvement, racisme, Jamais sans ma fille avec Sally Field, préjugés, GHB, pas mon problème, détournement, imagination, décision, inaction, réaction, poltron, sans fond, sans fondement, s’enfoncer… Mon lecteur CD est éteint et j’ai pourtant l’impression qu’il est sur la fonction repeat.

Je veux crier à l’enfant : « Sors de ta torpeur et dis quelque chose ! » Ces paroles, j’ai autant envie qu’on me les crie à moi. L’inertie ambiante me répugne et l’on sait très bien que je m’attarde aux autres pour ne pas avoir à négocier avec moi-même.

Aquarium.

Station Laurier… Je descends. Je titube dans la mauvaise direction. Je suis bouleversé. Je mets en marche mon lecteur CD pour ne plus m’entendre. Shuffle.

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Je me répète à moi-même que j’aurais simplement pu faire la conversation avec lui, suivre le filon. « C’est votre fille ? What’s her name? Qu’est-ce qu’elle a ? Comment vas-tu ? Où est ta maman ? » Aller voir plus loin, me laisser porter par le courant.

Je tente de chasser ces pensées, je tente et rebrousse chemin vers la sortie Saint-Joseph. Traveling in, zoom out, j’ai l’impression que je ne sortirai plus jamais de ce tunnel.

Dans les jours qui ont suivi, je n’ai rien entendu à ce sujet aux actualités. J’ai cherché dans les annonces d’enfants disparus. J’ai cherché une bouteille à la mer. Je n’ai jamais su et ne saurai jamais ce qu’il est advenu de cette petite fille blonde et bouclée aux yeux bleus larmes.

Depuis ce jour et encore [treize] ans après septembre 2001, je ne me tolère pas, j’ai mes moments.

Crédit photo: Brad Cohen