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«Est-ce que je vous ai déjà raconté l’histoire du chien qui a mordu ma brebis?», lance Annie, une des responsables, à la grappe de bergers bénévoles réunis à l’ombre de la bergerie aménagée dans un recoin du parc Maisonneuve.
Parmi ces bergers du dimanche, il y a mon père et moi, prêts pour notre tout premier quart de bénévolat, au sein de l’organisme Biquette.
Notre noble mission : garder (en vie) les seize moutons deux heures par semaine, pendant qu’ils jouent les tondeuses dans le cadre d’un projet d’écopâturage urbain. Les moutons passent leur quatrième été au parc, mais c’est notre première à titre de bénévoles.
Je sais bien que le consentement is trending, mais j’ai inscrit mon père à son insu, après avoir fait un reportage sur le retour des moutons, où l’enthousiaste bergère en chef (oui ce titre existe) Marie-Ève m’avait confié chercher des bénévoles.
La belle activité père-fils toi.
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Après la fin des classes, je vais aussi traîner ma fille Simone, qui trippe autant sur les animaux que le metteur en scène de l’avant-match des Golden Knights a l’air de tripper sur l’acide.
Une formation vidéo et quelques échanges de courriels plus tard, nous v’là sur le payroll (façon de parler, on ne reçoit rien à part L’AMOUR DES MOUTONS).
Au fait, je risque de faire au moins un jeu de mots poche avec l’expression «revenons à nos moutons» d’ici la fin de ce texte. Je voulais vous prévenir et m’excuser à l’avance.
Avant d’aller plus loin, un peu de contexte paternel.
Mon père, Claude, a passé trente ans dans la police de Montréal, avant de raccrocher son képi et de devenir un meilleur grand-papa que le tien.
Mon père, Claude, a passé trente ans dans la police de Montréal, avant de raccrocher son képi et de devenir un meilleur grand-papa que le tien. Il est un peu ronchon de nature (genre il a chialé en apprenant que je l’avais inscrit dans son dos comme berger urbain), mais juste pour la forme, puisque c’est la personne la plus dévouée de la terre. Il a coaché mon fils au hockey (pendant que je m’occupais des petites mères dans les estrades ar ar ar), en plus d’avoir été bénévole pour le trottibus (l’autobus à pied avec les petits amis vers une seule destination : le savoir) et la journée pizza à l’école des mioches.
Oui, il a le même nom que l’humoriste, ce qui lui faisait répondre régulièrement «non, ici, c’est pas le comique» en raccrochant le téléphone quand des gens pensaient appeler Popa dans La petite vie au milieu des années 90.
Après de belles années eustachoises et nomininguoises, il habite depuis quinze ans avec ma mère au-dessus de chez nous. Ma génitrice n’est pas moins dévouée, même si elle passe le plus clair de son temps sur Facebook à partager des alertes Amber du Wisconsin datant de 2009 ou des affaires bizarres comme ceci… après 48 ans de mariage.
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Mais bon, ce n’est pas la fête des Mères.
Enfin, mon père fait toujours passer les autres avant lui, au point d’en être fatigant. Il détestera d’ailleurs l’entièreté de cet article pas mal à cause de ça.
Qu’il assume! C’est quand même pas de ma faute si je ne sais toujours pas c’est quand l’esti de jour des vidanges à mon âge, vu qu’il se lève la nuit pour les mettre au bord du chemin.
Mais revenons à nos moutons (vous étiez prévenus).
Ma mère nous a fait des sandwiches au jambon avant de partir en vélo jusqu’à la bergerie, située à cinq minutes de notre manoir intergénérationnel rosemontois.
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On avait à peine barré nos bikes qu’Annie nous racontait son anecdote de morsure de brebis pendant que mon père fraternisait de son bord avec Gérard, un autre bénévole qui venait de finir son shift avec Mélissa et Louis. «J’aime venir le matin quand c’est plus frais et calme, avec le son de la ville au loin», décrit le sympathique Gérard, un retraité ayant grandi en Savoie, qui vient depuis trois ans prendre sa puff de ruralité.
Même chose pour Isabelle, une bergère d’expérience jumelée pour l’été avec mon père et moi. «J’habite en ville, j’ai pas de voiture, c’est une bonne façon de vivre un peu de campagne», justifie cette sociologue fraîchement à la retraite.
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Notre quart de travail commence relaxe, les moutons ruminent paisiblement sous la bergerie.
Profitant de leur sédentarité temporaire, mon père sort de sa poche une feuille sur laquelle il a ÉVIDEMMENT griffonné les caractéristiques de chaque mouton appris dans la formation, pour essayer de les reconnaître.
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Avant de nous confier le troupeau, Annie nous informe que la brebis Kit Kat — seul mouton noir du troupeau — a un pis super gonflé qui semble indisposer un peu l’animal. «Peut-être que son bébé a cessé de boire ce qui la sèvre de force», suggère-t-elle en regardant avec empathie Kit Kat, étendue à l’ombre sous l’escalier.
Des badauds s’amènent nombreux pour voir les moutons. Continuellement d’ailleurs. Des élèves d’une école secondaire tout près, des parents avec des bébés en poussette, des randonneurs, des cyclistes : on découvre vite que gérer les visiteurs demande plus d’énergie que gérer les moutons.
D’ici la fin de l’été, je me lance comme défi de découvrir pourquoi les moutons trippent sur le sel.
Rien de compliqué toutefois, les gens sont agréables. Il faut juste leur rappeler de tenir leur chien en laisse et de ne pas les toucher. «Est-ce que t’aimerais ça te faire flatter la tête pendant que tu manges?», avait lancé la bergère en chef Marie-Ève lors de l’arrivée des moutons dimanche, en lien avec le fait que le troupeau passe l’essentiel de son temps à brouter.
Pendant que les moutons cuvent leur foin, Isabelle m’explique un peu les rudiments du métier. J’apprends que la roche sous la bergerie que les moutons lichent tour à tour n’est pas une roche, mais un gros morceau de sel. D’ici la fin de l’été, je me lance comme défi de découvrir pourquoi les moutons trippent sur le sel.
Isabelle a déjà ramassé plusieurs crottes sur le terrain autour avec son sac à lunch, pendant que je m’appuie sur mon bâton (prêté) pour avoir l’air d’un berger convaincant.
Comme ça désigne le fait d’être suiveux, ça n’a pas le choix d’être mouton, un mouton. La preuve, dès qu’un se lève pour aller brouter dans le petit sous-bois à côté de la bergerie, toute la gang l’imite. C’est lui le leader. Je vais l’appeler Charles d’OD, même s’il a déjà un nom.
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Mon père rate le départ du troupeau, en train de placoter avec un jeune couple. Je me demande ce qu’il leur raconte d’ailleurs, avec ses 20 minutes d’expérience. Isabelle, notre chef, le rabroue.
«Awaye Claude, ils partent.»
C’est clairement déjà moi son préféré.
Et pour partir, ils partent les estifis de moutons, en plus d’avoir les moyens de leurs ambitions vu l’immensité du parc. Ils empruntent d’abord un long sentier caché en bordure du Jardin botanique, s’arrêtant de temps en temps pour brouter ici et là, puis repartent.
Parfois, il faut encourager les retardataires à coup de «pschhh» ou en les orientant doucement dans le bon sens avec le genou ou la main. C’est Madrid le plus rebelle, celui avec des taches foncées sur la tête.
J’avoue que c ’est assez formidable comme expérience. Il y a quelque chose de magique à suivre des moutons dans l’herbe longue avec le stade olympique en background.
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On pardonne même aux moutons d’être des petits crisses. S’il y a un bosquet louche un peu piquant au niveau du mollet, tu peux être certain que le troupeau va se garrocher dedans tête baissée.
C’est pourquoi il faut compter les moutons sans arrêt. Pas pour s’endormir (awww), mais parce que ça serait gênant en s’il vous plaît de perdre Sparkles ou Jupiter durant ton premier shift.
Se faire renvoyer par la bergère en chef quand tu fais du bénévolat, pas super glorieux dans tes flashback de lit de mort.
Mais bon, on a fait ça comme des pros.
Mon père suivait les moutons au loin, en les éloignant de la piste cyclable où des gens se croient parfois au circuit Gilles-Villeneuve.
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Le troupeau passe évidemment aussi inaperçu que Bono en Afrique.
Les gens s’immobilisent sans relâche pour prendre des photos, s’émouvoir, poser des questions. C’est Isabelle qui a les réponses pour le moment, mais le métier va finir par rentrer.
Parlant de troupeau, il y en a un constitué d’écolières qui pourchasse les moutons depuis le début, en bonifiant leur pèlerinage de cris stridents comme si elles croisaient par hasard Billie Eilish.
«Je ne serais tellement pas capable d’être prof…», soupire Isabelle.
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Les gens se comportent sinon civilement, juste contents de profiter de ce spectacle inusité dans le 514. «J’aimerais venir avec mon mari à mobilité réduite, possible de savoir où sont les moutons en tout temps?», me demande une dame.
Malheureusement, les moutons sont lâchés lousse et c’est eux qui mènent, leur trajectoire est donc difficile à prévoir. «Par contre, la bergerie est le seul endroit où il y a de l’eau et avec cette chaleur, ils devraient y retourner souvent», que je réponds, avec une belle assurance. Ma première intervention de berger est un franc succès.
Adieu URBANIA avec ton logo de chien qui fait caca, j’ai trouvé ma nouvelle vocation.
Une petite famille en poussette suit aussi le troupeau, même dans l’herbe longue. Leur petite fille craque pour les bébés Léo et Vico, tout mignons, nés le 3 mai dernier. Leur maman, Sparkles, est aussi celle d’Achille (qui a une seule corne après un accident) et la sœur de Malo.
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Mon petit doigt me dit que mon père va finir par multiplier les remplacements et qu’il en saura plus sur le troupeau que la bergère en chef d’ici la fin de l’été.
Comme les moutons sont aussi une affaire de famille pour nous, mon oncle Pierre débarque sur l’entrefaite, revenant de son bénévolat à l’accueil Bonneau. En moins de deux, il suit le troupeau avec nous, désapprouvant totalement mon projet de le photographier à l’œuvre. Tout le monde est humble sauf moi dans ma famille. Paraît que le laitier était super fraîchié.
Notre quart tire à sa fin et les moutons se dirigent machinalement vers la bergerie à temps pour la relève. Même Isabelle a l’air surprise. Parfois, les bénévoles du bloc suivant doivent ratisser le parc pour les trouver.
Mon père a bien aimé son expérience, moi aussi. C’est apaisant et l’équipe est adorable. Mon petit doigt me dit que mon père va finir par multiplier les remplacements et qu’il en saura plus sur le troupeau que la bergère en chef d’ici la fin de l’été.
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Je cherche un lien avec la fête des Pères pour finir ce texte.
Je ne sais pas trop quoi dire, sinon que je suis chanceux d’avoir le mien. Je le savais déjà, mais ma boss en deuil de sa mère et une amie proche qui vient de perdre sa mère et sa sœur dans la même année me le rappellent à la dure.
Les moments avec nos parents sont précieux, passent vite et ont une date de péremption inconnue.
Et dans ma famille, on n’a pas besoin de se dire qu’on s’aime long comme le bras.
On a juste à garder des moutons.