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À Venise-en-Québec, l’église toute rouge est à vendre. À partir de là, le chemin pour se rendre au vignoble d’Alfonso Gagliano est bordé de champs, baignés dorés par une lumière de début d’automne qui jure avec la canicule, toute sicilienne.
Au vignoble de celui dont plusieurs se souviennent comme d’un ignoble ministre des Travaux publics du Canada m’attendent un jeune photographe aux lunettes semblables à celles de Xavier Dolan et son assistante à l’attirail du même acabit. Quel âge avaient-ils lors du dernier référendum? Ma rencontre avec eux me fait sourire. Les champs, les jeunes photographes, le ministre déchu, l’église à vendre et moi : toutes d’infimes parties d’un pays improbable et dissemblable, dont le combat pour sauvegarder l’unité a fait, peut-être à tout jamais, rimer « Gagliano » avec « escroc » dans l’imaginaire des Canadiens.
Peut-être, peut-être pas non plus…
C’est d’ailleurs pour cette raison que le petit homme en chemise de vichy bleu et blanc — qui me guette au moment de mon arrivée en fumant sa pipe — a accepté qu’on parle de lui dans ces pages; parce qu’il a trouvé la paix parmi les vignes. Aujourd’hui, il veut qu’on discute de son vin sec (ma foi, savoureux) et de ses cépages rustiques. De tout, évidemment, sauf de politique, de la commission Gomery, du scandale des commandites, de Jean Chrétien ou de Paul Martin.
Pourtant, quand on lui demande dans ce décor bucolique quel effet ça fait d’être considéré comme un crosseur ultime, l’ex-ministre ne peut s’empêcher de persifler les médias en affichant l’air détaché de celui qui est revenu de loin. « Bien sûr que les médias ont tout fait pour me dépeindre ainsi et que certains politiciens m’ont sacrifié, mais je me suis toujours défendu… dit-il. Je ne pense pas que la population en général croie que je suis un escroc. D’ailleurs, je n’ai jamais perdu une minute de sommeil à cause de ça. »
En bourrant sa pipe, il ajoute, moqueur : « On a dit de moi que j’étais un christie de fédéraliste et un voleur qui avait menti aux Québécois. Pourtant, je fabrique un vin québécois, aux saveurs du Québec. Je fais travailler des gens du Québec et j’encourage une économie québécoise. Je connais un politicien qui voulait faire du Québec un pays… Où fait-il pousser ses vignes maintenant? Pas au Québec, en tout cas! »
Gagliano est vite. Un vieux « snoreau », rentré dans ses terres, mais dont les réflexes de renard ne se sont pas éteints. On se doutait bien que l’homme derrière le scandale des commandites ne ferait pas un Marc Bellemare de lui-même aujourd’hui. Mis à part une allusion à son renvoi du poste d’ambassadeur au Danemark par Paul Martin, il ne parlera pas de ses anciens collègues. De Jean Chrétien? Il n’en a même pas de nouvelles…
Sa rancœur vis-à-vis des médias ne l’empêche pas de faire le beau devant la caméra et d’obéir au photographe qui, si la tendance se maintient, l’appellera bientôt Alfonso. Il tient son verre plus haut, à droite, puis à gauche, avec une diligence renfrognée. La séance terminée, nous allons nous asseoir à l’ombre. Le photographe s’éclipse.
Sans préambule, je lui demande de s’expliquer au sujet de certaines entourloupettes du fédéral d’avant le référendum, qu’on a plus tard qualifié de « référendum volé ». Bien qu’il m’ait clairement dit ne pas vouloir parler politique, il veut bien admettre une chose dans ce dossier : « Le défilé pour l’unité canadienne, le love-in, ce n’était pas une bonne idée et les dépenses faites pour sa réalisation sont fort questionnables.» Qui ne se souvient pas de ces milliers de personnes, venues d’un peu partout au Canada quelques jours avant le vote, tous frais payés par le fédéral, pour dire aux Québécois de ne pas se séparer d’eux? « Non… ce n’était vraiment pas une bonne idée. »
Un ange passe. Les grillons s’énervent et l’Italien voûté me regarde par en dessous. Il reconnaît, tout bonnement, entre deux gorgées de blanc, que le fédéral a accéléré de façon notoire le processus d’acceptation des immigrants pour les faire voter le jour J. Il ajoute, baveux : « Vous savez que ça aurait pu jouer contre nous? Le vote ethnique est de plus en plus sympathique à la cause souverainiste! »
Si son vote ethnique à lui et celui de ses enfants penchent toujours du côté du « non », son opinion quant aux lois linguistiques, elle, a bien évolué. Il faut savoir que Gagliano a commencé sa carrière politique comme commissaire scolaire à Saint-Léonard dans les années 1970, à l’endroit même où le débat linguistique s’est enflammé en 1968. Cette année- là, les commissaires d’école, inquiets de voir que les Québécois d’origine italienne optaient en grand nombre pour l’école anglaise, ont voté un règlement pour forcer les parents à envoyer leurs enfants à l’école française. Cette décision a fait exploser la « poudrière linguistique », au grand dam des politiciens. L’Union nationale de Jean-Jacques Bertrand a réagi à la « crise de Saint-Léonard » en adoptant le projet de loi 63, qui laissait aux parents le libre choix de la langue d’enseignement. À cette époque, les enfants Gagliano étaient scolarisés en anglais. Et, comme ses compatriotes, Gagliano ne voyait pas d’un bon oeil le fait qu’on force les immigrants à étudier dans une langue qui n’était pas celle des « winners ».
Ladite crise de Saint-Léonard va, en quelque sorte, mener à l’adoption de la loi 101 par le gouvernement de René Lévesque. Mais la Charte de la langue française, à son origine, ne parle pas d’écoles non subventionnées. Certains découvrent le tour de passe-passe et achètent ainsi à leurs enfants, par le truchement de ce qu’on appelle désormais les écoles passerelles, le droit de fréquenter l’école anglaise. Si bien qu’en 2002, les députés de l’Assemblée nationale vont voter à l’unanimité la loi 104, qui interdit de s’acheter le droit d’étudier en anglais.
Or, cette loi a été jugée inconstitutionnelle l’an dernier par la Cour suprême du Canada qui force Québec à revoir sa loi. Gagliano, 40 ans après les événements de Saint-Léonard, ne supporte pas du tout cette ingérence au nom des droits et libertés. Pour la première fois depuis mon arrivée sur ses terres, je le sens à l’aise, prêt à s’exprimer sur cet enjeu qui n’a rien à voir avec les magouilles des commandites. « La langue officielle du Québec est le français, dit-il. Personne ne devrait pouvoir s’acheter un droit, quel qu’il soit. Le fait qu’on puisse le faire est le signe d’une société en déclin. » En d’autres mots, pour l’ex-défenseur du drapeau canadien, la Charte de la langue française est une bonne chose et il souhaite que le gouvernement Charest se tienne debout dans cette affaire.
Gagliano s’éponge le front, rallume sa pipe éteinte, soupire et ajoute qu’il ne souhaite pas non plus de commission d’enquête sur la construction. En fait, il trouve que les commissions d’enquête publique constituent une perte de temps et d’argent pour les contribuables. « La commission Gomery a coûté 165 millions aux Canadiens, mais c’est la police qui a finalement envoyé des gens en prison ! »
Madame Gagliano nous interrompt pour dire à son mari qu’un ouvrier l’attend. L’ex-politicien se tortille sur sa chaise, prend une gorgée de vin. « C’est bientôt fini ? » « Non. Il me reste des questions. Les commandites, elles, elles ont coûté combien ? » « Ce que je peux vous dire, c’est que les gens qui en recevaient pour leurs événements étaient bien contents ! » Sourire en coin. « Avez-vous des regrets ? » « Non. » Regard défiant. « Le saviez-vous qu’on détournait l’argent ? » « Non ! » Autre regard défiant. « Est-ce que vous avez pleuré quand le scandale est sorti ? » « Non. » « Non ? » « Non ! » Regard sincère. « Mais ça a fait mal… » « Et vos enfants ? » « Ça leur a fait mal aussi », dit le vieux renard en contemplant ses vignes et en me signifiant poliment qu’il en a assez. Comme un vieux chien qui n’a plus envie de jouer. J’insiste. « “Ma Chouette”, l’informateur par qui le scandale des commandites est arrivé aux oreilles du journaliste du Globe and Mail Daniel Leblanc, vous savez c’est qui ? » « J’en ai une bonne idée, mais il faut que j’aille surveiller l’installation des filets qui servent à protéger les cépages du vin de glace… »
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Avant de partir, je contemple cet homme dans la jeune soixantaine qui semble plus vieux que son âge et je revois Jean de Florette, personnage de Pagnol, à la fin de ce fameux film des années ’80 avec Yves Montand : il me fait penser à ce grand-père accablé par un vieux crime qui lui avait un jour semblé justifié… Jusqu’à preuve du contraire, Gagliano n’a aucun crime au sens propre à se reprocher, mais sur sa terre, malgré le soleil méridional, une ombre plane.
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Ce texte est extrait d’un magazine publié en 2010. Pour le commander sur notre boutique en ligne, c’est ici.
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