ça m’a pris du temps avant de faire une distinction
entre les mots gai et geek
on me disait je suis un geek
et je pensais moi aussi on va bien s’entendre
les projets de Donjon et dragons de fin de soirée qui s’en suivaient
dénués de tendresse
me déstabilisaient un peu
les elfes éthérés m’ont toujours tombé
royalement sur le système
j’ai longtemps confondu Le Silence des agneaux
avec Le Seigneur des anneaux
Frolon a l’air ben cute
mais Jodie Foster est mille fois plus cool
que tous les rois mages de Tolkien
je préfère Gandalf sans fausse barbe sans perruque
sans toge de juge et sans bâton de pèlerin
il était tellement bon dans Gods and Monsters of men
et tellement inspirant dans son militantisme LGBTQ+
je préfère aussi Elijah Wood dans Le bon fils
et Liv Tyler dans les clips de son père
c’est de même
ainsi vont mes allégeances culturelles
mais mon best friend me l’a dit
sors donc un peu de ta zone de confort
j’ai longtemps cru que les gens étaient divisibles
répartissables en table de cafétéria de polyvalente
une trinité de castes castrantes
ici c’est la table des sportifs
ici c’est la table de artistes
ici c’est la table des nerds
(on ne disait pas encore geek à Saint-Rémi de Napierville en 1994
honte à nous
certains pointaient même le troupeau en disant
ici c’est la table des losers)
j’étais à la table des perdants qui aujourd’hui ont tout gagné
ils sont devenus ingénieurs chimistes mathématiciens médecins informaticiens concepteurs de jeux vidéo créateurs de robots
ils sont devenus riches aussi
moi je demande encore de l’aide
pour télécharger une application sur mon iPhone
dont le forfait n’est pas dans mes moyens
je m’assoyais à la table des nerds
en espérant que mes complicités forcées
se répercuteraient dans mon bulletin
ça fonctionnait
j’avais des 95% dans mes travaux d’équipe
quand je m’affiliais à plus bright que moi
mais je fantasmais sur les élèves de la table des sportifs
et m’imaginais appartenir au clan des artistes
il y a longtemps que je ne crois plus en la pureté des genres
les tables sont inclusives
assoyez-vous comme ça vous tente
j’ai pas mis les noms
on va se mêler, un peu
alors voilà
je me mêle
je sors de mon rang
de ma caste désargentée
je sors de mes dates d’artistes et de sportifs
et je date un gai geek
(la gaieté pour faciliter la complicité)
je m’appelle Gaétan, est-ce que ça dérange?
cuuuuuute
beau comme tu es
tu pourrais t’appeler Bobinette que je viendrais pareil
je me dis
c’est clair que Gaétan l’ingénieur
connait tout du back-store du Valet de cœur
c’est bien connu
Le Valet de cœur est plus geek que le Randolph
en route vers chez Gaétan l’ingénieur
je conçois son appart
salle réservée à Star Wars
des Jedi grandeur nature
(c’est-à-dire pas si haut que ça)
armoires vitrées
musée de figurines de Superhéros
BD de luxe achetées sur IB
dans des pochettes protectrices
quatre armures de Comiccons
dans les quatre coins de la pièce
collectionneur enragé et ganté
même pour manipuler les manettes
du secteur “jeux vidéos”
soirées de gamers Nintendo
entre adultes consentants et juv éniles
maigreur noyée dans des t-shirts Pokémon
rien de tout ça
chez Gaétan c’est sobre comme chez un banquier
hormis la DVDthèque et la blu-ray-thèque
classées en psychorigide
qui reprend les mêmes classiques d’un format à l’autre
série de films qui ne m’ont jamais excité
le poil des jambes
je le tire au club vidéo le plus près
ok, on se loue un film de science-fiction
mais “de répertoire”
pour combler nos désirs personnels
on prend Another earth, ok?
c’est drôle, parce qu’hier, j’ai regardé Another year
c’est fou, hein?
tu as pas l’air de trouver ça plus fou que ça
et tu as raison
je m’extasie devant rien, les soirs de date
je veux faire bonne impression
une impression de gars dynamique et enthousiaste
au final je finis juste par gosser
moi le premier
on retourne chez toi
regarder un DVD
ton divan est plus confortable que le mien
tu as tout investi dans la contemplation des choses
tiens, ton verre de jus
mets-le bien sur le sous-verre
merci
je ferai pas de cerne sur ta table en acajou
promis
je prends mes aises dans les limites du raisonnable
en veillant à ce que ma position assise
ne révèle aucun bourrelet
de toute façon tes yeux sont rivés à l’écran
comme à une religion
au générique
pendant que je sèche mes larmes silencieuses
tu décrètes
très intéressant, mais ça manquait d’effets spéciaux
pour moi tout était là
j’en ai eu pour mon argent
des humains en costumes d’humains
avec des émotions à hauteur d’homme
j’en demande pas plus
tu peux te rapprocher, coco
je rougis et j’obéis, heureux
je me rapproche du gai geek
col en V et pantalons au pli impeccable
Gaétan a l’air d’un mannequin de chez Moores
les nerds de mon enfance ont si bien tourné
ils sont plus wild qu’on le croit
mon hôte va clairement me faire l’amour de manière geek
à la Mortal Kombat
je soupçonne qu’il y a un ninja
sous le costume Moores
nous n’avons peut-être pas les mêmes références culturelles
mais nos corps vont se comprendre
ça se sent
j’embarque dans les projets sensuels de mon geek
et sur ses cuisses de monsieur Moores
froisse pas trop mon pantalon, coco
non, non
je vais faire attention
sérieux, ça vaut cher
décolle un peu
my god, pardon
ma garde-robe est déjà froissée, moi
et si tu continues, je le serai moi-même, froissé
pas la main dans mes cheveux
j’ai mis de la pommade
bon une autre affaire
ce serait terrible que je te décoiffe
tes spectateurs – boitiers DVD et Blu-ray
ne s’en remettront jamais
je cale mon jus d’une traite
pour me donner une contenance
et m’essuyer les doigts graisseux sur le verre en vitre
le verre sur le sous-verre, s’il te plait
il est vide
ça peut quand même faire un cerne, coco
coco est pas mal tanné, là
depuis quand les geek ont-il pris le tournant
douchbags/control freak?
le cocktail est trop explosif pour moi
ish déjà 10 heures?
je vais devoir y aller
pas de sexualité Mortal Kombat
pas de baiser derrière une couche pelli moulante Glad non plus
rien du tout
je vais retourner m’asseoir à ma table d’artistes
habillés tout croches
et si j’échappe mon verre de jus sur le faux acajou
ce sera pas ben grave
***
Pour lire un autre texte de Simon Boulerice : “Que ma joie demeure”
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