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Fuir la violence conjugale en pleine crise du logement

L’organisme Transit Secours aide les femmes à trouver un nouveau toit malgré les embûches.

Par
Malia Kounkou
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« C’est vraiment un privilège de participer au moment crucial de la vie d’une femme qui choisit de repartir à zéro », se réjouit Anathalie.

Car chaque déménagement laisse une marque indélébile chez ceux qui le facilitent, en particulier Anathalie Jean-Charles, directrice de la succursale montréalaise de Transit Secours.

Connu dans le reste du Canada sous le nom Shelter Movers, cet organisme à but non lucratif mobilise de nombreux bénévoles pour déménager et entreposer gratuitement les affaires de personnes qui vivent des situations de violence.

« En avril, on a déménagé une cliente qui, après un AVC, souffrait de séquelles de langage et d’expressions faciales. Mais sa joie et sa résilience m’ont vraiment marquée. »

La branche montréalaise a été inaugurée en 2020, et se spécialise dans les de cas de violence genrée. En un mois, l’organisme peut recevoir une quarantaine de demandes et effectuer en moyenne quatre déménagements par semaine.

Y compris celui du mois d’avril, dont Anathalie poursuit la narration.

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« Après son AVC, l’ex-conjoint de cette cliente, qui était déjà violent avec elle, l’est devenu encore plus. Et des agresseurs qui profitent d’une vulnérabilité pour être plus abusifs, on le voit souvent, malheureusement », soupire-t-elle.

Le déménagement s’est toutefois fait dans la bonne humeur – à l’exception de l’ex-partenaire qui rôdait sur le trottoir, impuissant face aux allées et venues des bénévoles. La cliente, elle, était accompagnée d’une amie venue la soutenir, et toutes deux blaguaient dans une sorte de langage secret tout en le regardant ruminer au loin.

« Elles avaient développé un code adapté à la déformation de langage de la cliente, juste pour pouvoir se moquer de l’agresseur et parler de lui en mal », rit encore Anathalie en se remémorant la scène.

« C’était vraiment rafraîchissant à voir, cette combativité. Ce n’est pas parce qu’on se prend des coups et des insultes qu’on n’est pas capable de se défendre. »

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De plus, le déménagement a réuni suffisamment de bras bénévoles pour permettre un travail à la chaîne rapide et efficace, notamment au moment de gravir les escaliers avec des meubles et des électroménagers dans les bras.

« À la fin, elles voulaient même nous offrir de la pizza. Puis, quand on est partis, elles sont allées sur le balcon pour nous saluer de loin », poursuit Anathalie, touchée par une gratitude que semble ressentir toutes les personnes ayant recours à Transit Secours.

COURIR CONTRE L’URGENCE

« On dit qu’une femme qui part sans ses effets retournera six fois vers son agresseur avant de le quitter définitivement », explique Anathalie.

Et chacun de ces retours augmentera l’imminence d’un potentiel féminicide, ce crime genré et haineux à l’endroit des femmes dont la tendance ne fait que grimper d’un bout à l’autre du monde.

Pendant le mois de janvier 2024 seulement, on dénombrait déjà 240 femmes tuées dans 26 pays. « Autant de féminicides présumés en quatre mois que pour toute l’année 2023 », annonçait en mai 2024 Le Devoir pour le Québec.

« Plus rapidement une femme est en mesure de sortir d’un milieu violent, plus ses enfants et elle seront en mesure d’être protégés d’une escalade de cette violence », plaide Anathalie.

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D’où la nécessité d’agir vite, mais en équipe. En effet, Transit Secours n’assure que le déménagement d’un appartement à l’autre, ou, si la personne est en maison d’hébergement, l’entreposage de ses affaires, le temps qu’elle se trouve un logement.

C’est donc ici qu’interviennent les maisons d’hébergement qui, la plupart du temps, ont déjà pris en charge la cliente en amont de son déménagement et établissent avec elle la liste des informations pertinentes au bon déroulement de l’opération (le volume d’affaires personnelles de la cliente, le niveau de sécurité des lieux).

Il peut toutefois arriver que des clientes refusent de déménager leurs affaires, comme m’informe Annick Brazeau, présidente du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.

« Certaines affaires sont tellement rattachées à de mauvais souvenirs qu’elles ne veulent même pas les récupérer et préfèrent tout recommencer à zéro », explique-t-elle.

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« Mais pour celles qui souhaitent les récupérer, on regarde ensemble ce qui peut être fait. Si elles sont sur l’aide sociale, on fait la démarche avec elles. Sinon, on les aide à remplir une demande pour Transit Secours », poursuit-elle.

Ces informations permettent à l’organisme de se préparer en fonction du risque que l’agresseur soit présent sur les lieux au moment du déménagement et du degré d’urgence de la situation pour la cliente.

« Par exemple, si la cliente est encore dans un milieu abusif, et vit dans la crainte d’être agressée à nouveau ou tuée, on parlera d’une urgence à risque élevé. »

Les intervenants qu’elle aura contactés pour obtenir de l’aide vont donc coordonner une sortie d’urgence avec Transit Secours qui se fera dans la semaine et sous escorte policière. Si l’agresseur ne coopère pas, le déménagement devra se faire en moins de deux heures, de peur que la situation ne dégénère.

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« Récemment, on a vécu une situation rocambolesque où l’agresseur était là, alors qu’il ne devait pas être sur place, et avec en plus un mandat d’arrêt contre lui. Heureusement, la police est rapidement venue l’arrêter », raconte Anathalie.

Plus de peur que de mal; les bénévoles ont finalement pu terminer le déménagement de la cliente en toute quiétude.

UN SIGNE DES TEMPS

« Ah, s’il pouvait y avoir Transit Secours partout au Québec, on serait bien contents. Mais ce n’est pas le cas », regrette la présidente du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.

Dans l’Outaouais, Annick a dû négocier avec l’équipe Shelter Movers de l’Ontario pour que ses bénévoles desservent également sa zone, et regrette que la structure ne soit pas plus développée au Québec.

« Il faut qu’on fasse plus connaître ces initiatives, et qu’on tende aussi la perche aux bénévoles dans les régions, parce qu’il y en a tellement, mais peu savent que des structures comme Transit Secours existent. »

« La violence conjugale touche énormément de personnes. Et elles veulent aider. Elles veulent faire partie de la solution. Donc ça en prend juste une pour organiser le tout. »

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Le besoin d’une structure d’aide plus connue et plus étendue se fait donc criant, même au sein de la région de Montréal où Transit Secours siège. Car, selon Anathalie, même en restreignant temporairement sa cible aux personnes victimes de violences genrées, l’organisme ne s’en est pas retrouvé désengorgé pour autant.

Bien au contraire : sur six à dix demandes par semaine, seulement quatre déménagements peuvent être faits, et pour ceux moins urgents, les délais d’attente peuvent s’étaler de 3 à 8 semaines.

« Si le taux d’appel ne diminue pas, c’est aussi un signe des temps. Les féminicides augmentent, et le gouvernement ne nous finance pas assez », estime Anathalie.

Car aussi bénévole que soit l’initiative, elle demande des moyens assurant l’efficacité et la sécurité de ses opérations, comme la location de véhicules anonymes, ou la mise à disposition d’entrepôts qui serviront aux clientes en attente d’un logement.

Si elles en trouvent.

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Car, avec la crise actuelle du logement, beaucoup de femmes ayant quitté la violence de l’intime se heurtent maintenant à la violence d’un marché privé qui leur est hostile. Pourtant, sur papier, ces femmes devraient bénéficier d’un accès prioritaire au logement social et, grâce au Programme de supplément au loyer, peuvent même habiter au privé avec un loyer de logement social.

Mais les préjugés de certains propriétaires empêchent souvent de mettre ces mesures en place, selon Annick.

« Ils vont juste voir qu’elles ont vécu de la violence, sont immigrantes, ont beaucoup d’enfants ou possèdent un animal de compagnie, et ce sera aussitôt un refus. Beaucoup ont un biais négatif envers les femmes qui ont vécu de la violence », remarque-t-elle.

« Et si les propriétaires commençaient juste par laisser une chance à ces femmes? »

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LA TROISIÈME OPTION

Et ainsi est nourri le cercle vicieux qui maintient les femmes dans la violence.

Si elles regardent à gauche, elles voient le coût des loyers exploser. Si elles regardent à droite, elles voient des évictions sans fondement réel. Et devant elles, la seule proposition de logement qu’elles ont n’accepte pas leur chien, qui est pourtant leur dernière bouée de sauvetage après avoir tout perdu.

Les seules portes de sortie envisageables, à ce stade? Retourner dans la violence qu’on a quittée, ou l’itinérance.

« Comme le marché privé est mal régulé, tous les ingrédients sont là pour que la mauvaise pâte lève et que les abus vécus par les femmes augmentent », déplore Céline Magontier, organisatrice communautaire et responsable des dossiers femmes au FRAPRU.

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Annick et elle s’entendent sur le manque de logements sociaux, ces lieux cruciaux à la reconstruction de ces femmes que les loyers modiques rendraient accessibles à de nombreuses personnes dans le besoin.

« Les logements sociaux permettent l’émancipation, la protection et la sécurisation des femmes. Si, au FRAPRU, on veut que 10 000 soient construits par année, c’est parce qu’ils répondent à ce droit fondamental de se loger », estime Céline.

« La crise du logement est une violence systémique où les femmes et les personnes à l’intersection de plusieurs oppressions sont les grandes perdantes », affirme-t-elle.

Certes, d’un point de vue extérieur, le tableau est peu reluisant, mais Annick craint que les femmes en situation de détresse ne soient dissuadées d’appeler à l’aide, l’état du marché locatif tuant leur motivation dans l’œuf.

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« Je sais que beaucoup regardent la limite des trois mois de séjour en maison d’hébergement et se disent qu’elles ne trouveront aucun logement, qu’elles seront obligées de retourner auprès de leur conjoint », explique-t-elle.

« Mais si elles nous appellent, elles sauront que les 3-4 femmes qui viennent de partir ont toutes trouvé un logement. »

Car des solutions alternatives existent, et mériteraient d’être plus connues pour contrer le pessimisme ambiant.

« On a des maisons de deuxième étage dans lesquelles les femmes ayant vécu de la violence conjugale peuvent habiter pendant un an, deux ans, trois ans », révèle Annick.

Quant aux possibilités de déménagement dans des zones où Transit Secours ne serait pas encore déployé, elles existent et peuvent être trouvées pour chaque situation unique.

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« On regarde si elle a des amis, des voisins ou de la famille qui peuvent l’aider, si une connaissance a un garage dans lequel mettre temporairement ses affaires, si elle peut mettre des sous de côté ou en emprunter pour se payer un déménagement ou un entrepôt… on cherche avec elle », énumère Annick.

« Notre rôle, c’est vraiment de rassurer, d’écouter. On ne va jamais les forcer à partir, mais on va leur dire que des solutions existent. »

Un appel confidentiel n’engage donc à rien, sinon à raccrocher avec une goutte d’espoir en plus.