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Ma blonde pleure. Je fais la vaisselle, et l’eau du robinet n’enterre rien. Ce n’est qu’un semblant d’enterrement. C’est le Jour de la Terre et tout le monde se rassemble. Je dois les rejoindre. Il le faut.

Pour la suite des choses. Pour les gĂ©nĂ©rations futures. Pour rĂ©veiller le gouvernement, empreint d’un cynisme effarant. Quelque chose ne tourne pas rond. L’élite se prĂ©lasse dans une espĂšce de confort dĂ©sengagĂ©, assouvi par son dĂ©sir de pouvoir et d’argent. Et l’on trouve le moyen de rigoler entre bonzes de la cravate. Ça dĂ©tend l’atmosphĂšre.

Ma blonde pleure, donc. À grosses gouttes. Il se trouve qu’il faut euthanasier notre pouliche. La mĂȘme que nous avons sortie du ventre de sa mĂšre et dont nous avons vu les premiers pas, comme un pantin dĂ©sarticulĂ©. Deux ans Ă  la regarder grandir, la faire sevrer loin de sa mĂšre et des autres chevaux, lui donner ses premiĂšres leçons. Deux ans de bonheur. Puis, un matin oĂč la neige s’est pointĂ©e par surprise, Frida a glissĂ©. Diagnostic de la radiographie : fracture du fĂ©mur. Rien Ă  faire dans ce genre de cas pour un cheval. On le voit dans ses grands yeux, la petite Frida sait ce qui se passe. L’animal connaĂźt son destin.

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Ce matin-lĂ , j’ai maudit la neige qui ne devait plus revenir. C’est le Jour de la Terre, et pendant que les gens marchent et se rassemblent, on doit prendre de drĂŽles de dĂ©cisions. Faire revenir la vĂ©tĂ©rinaire pour la piqĂ»re fatale. TĂ©lĂ©phoner Ă  Marquis Tardif qui a une pĂ©pine pour creuser un trou dans le sable fin, prĂšs des grands pins. Demander Ă  Serge d’ĂȘtre lĂ  lorsqu’on l’enterrera. Parce que nous, on veut pouvoir pleurer en voiture en direction de la ville. La vĂ©tĂ©rinaire veut se faire payer. Elle comprend notre tristesse, mais la mort, ça se paye. Dans un truck stop sur la 20, on arrĂȘte pour manger une crĂšme de lĂ©gumes trop farineuse. Les yeux de ma blonde sont des lacs noirs et sauvages remplis de poissons.

Chaque fois qu’on arrivait Ă  l’écurie, la premiĂšre chose qu’elle faisait Ă©tait d’aller voir Frida aux champs. Elles avaient leur rituel, les deux filles. Elles se comprenaient. De voir le visage de ma blonde s’illuminer au contact de son cheval me faisait littĂ©ralement craquer. De la voir pleurer, ça me fend littĂ©ralement le cƓur en deux. Quelque chose d’unique lie les femmes aux chevaux qu’aucun homme ne peut comprendre. MĂȘme s’il essaye trĂšs fort.

Il faudra revenir bientĂŽt Ă  la grange. Il faut nourrir les canards. Regarder la vieille cane Denise s’enfoncer dans les feuillages pour essayer encore une fois de couver ses gros Ɠufs. Mais Denise est si grosse et nos mĂąles si petits qu’on doute que la copulation se fasse adĂ©quatement. Comment lui dire ? « Écoute, Denise, ça sert Ă  rien, t’es trop grosse. » Mais Denise n’entend rien, parce que le langage humain n’est pas comme celui des animaux. À son oreille, ça fait « bla bla bla ». D’ailleurs, est-ce que les canards ont des oreilles ? C’est ce genre de questions qu’on se pose lorsqu’on devient gentleman farmer. Et ça fait foutrement du bien de se poser ce genre de questions, parce qu’en gros, ça nous Ă©vite de se poser des questions d’ordre existentiel sur le pourquoi du monde. Et parfois, Ă©viter de se poser des questions sur le pourquoi du monde, ça fait juste du bien. Les poules ont eu des poussins. Ils sont jaunes et blancs tachetĂ©s de noir. Et quand on les dĂ©pose dans la paume de notre main et qu’on les approche de notre visage, dans leurs yeux, noirs comme des billes, on voit le doute. Et ça fait rire comme un film de Tati.

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Petit, j’avais un chien. Il s’appelait Milou. Il ressemblait Ă  un loup. Un jour, au retour de l’école, la niche Ă©tait vide. Milou Ă©tait parti. C’est Ă  ce moment que mon pĂšre m’a dit qu’il habitait maintenant Ă  la ferme et qu’il voulait y rester parce qu’il Ă©tait entourĂ© d’autres animaux et qu’il pouvait gambader allĂšgrement dans les champs sans ĂȘtre attachĂ©. Pourquoi ne sommes-nous jamais allĂ©s rendre visite Ă  Milou Ă  la ferme ? C’est aussi ce genre de questions que l’on se pose lorsqu’on a une ferme. Lorsque Milou a dĂ©cidĂ© de changer de demeure, je me suis dit qu’un jour, j’en aurais une Ă  mon tour, une ferme, et qu’il pourra me rejoindre, s’il aime tant que ça y ĂȘtre. Plus tard, on comprend que Milou n’a jamais gambadĂ© dans les champs, pas plus qu’il n’a habitĂ© une ferme. On le comprend parce qu’on se lĂšve le matin, on sort sur le balcon de l’écurie, on regarde au loin, et Milou ne revient toujours pas.

La nuit qu’a passĂ©e Frida dans le box avant sa mort n’a pas Ă©tĂ© de tout repos. Elle donnait des coups sur la chaudiĂšre d’eau pour qu’on descende la voir et jaser un peu. Dans l’autre box, on a mis Rombo, le vieux cheval, pour lui tenir compagnie. Rombo a plus de trente ans, et ses dents sont aussi longues et noires qu’une palette de chocolat. Il comprend la situation. Il en a vu d’autres. Il est donc patient avec l’impatience de Frida.

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Ma jument s’appelle Shadow parce que c’était son nom lorsque je l’ai achetĂ©e de Bernard. Bernard est vieux et trĂšs maigre, et lorsqu’il porte des bermudas, ça fait rire un peu parce que ses jambes ressemblent Ă  des branches d’épinette. Shadow est la maman de Frida. Et dans le ventre de Shadow, j’y ai enfoncĂ© mes mains pour pouvoir aider Frida Ă  sortir. Depuis ce jour, je respecte la faroucherie de ma jument, parce que mes mains ont touchĂ© l’intĂ©rieur de son ventre et que c’était tout chaud et rempli de vie. Et que la vie est un mystĂšre. Et la faroucherie, un mystĂšre de la vie.

La vĂ©tĂ©rinaire arrive bientĂŽt. Dans le box, on passe un dernier moment avec Frida. On la flatte. On caresse son poil et ses muscles. On renifle son odeur, la buĂ©e qui Ă©mane de ses naseaux. Comme Ă  mon habitude, je lui touche la houppe du menton. C’est doux et moelleux et ça me fait du bien. On dirait un coussin. On dirait qu’elle sourit. On apporte Frida aux champs, mĂȘme si elle a mal lorsqu’elle fait un pas. Frida appelle sa mĂšre, et sa mĂšre lui rĂ©pond. Les hennissements sont comme des cris de trompette d’un trompettiste qui a du mal Ă  jouer.

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J’ai perdu deux coqs. El Topo et Le Grand Antonio. J’ai perdu mes deux chattes prĂ©fĂ©rĂ©es, Princesse et Coco, qui venaient s’installer Ă  mes pieds dans mon stand de chasse pour attendre la bĂȘte et ronronner. Princesse a accouchĂ© sur mon lit, et Coco, sa sƓur, est venue lĂ©cher ses petits parce qu’elle voyait bien que Princesse Ă©tait au bout du rouleau. J’ai perdu Gilles, mon malard Ă  tĂȘte verte, dĂ©vorĂ© par un renard ou un raton laveur. Lorsqu’il montait Denise, ça ne durait que quelques secondes. Trois petits coups, un cri de mort, puis il tombait sur le cĂŽtĂ©, figĂ© comme une statue de sel. J’ai perdu beaucoup d’animaux, en somme, mais je n’ai jamais autant pleurĂ©. J’ai pleurĂ© comme une petite fille, c’est-Ă -dire comme un homme finit par pleurer aprĂšs avoir laissĂ© ses larmes trop longtemps sous le couvert.

« Il va falloir apprendre Ă  vivre avec ce sentiment-lĂ , de perte et de manque », me dit ma blonde dans toute sa sagesse fĂ©minine, alors que moi, je ne veux plus en entendre parler. « Les hosties de cĂąlices qui nous disent que c’est pour le mieux, qu’ils aillent chier! » Elle connaĂźt ma rĂ©ticence Ă  concevoir l’humain tel qu’il se montre et qu’il se cache. « Je l’accepte pas, mais c’est pas grave. J’accepte le fait que je l’accepte pas », dira-t-elle plus tard alors que je rĂ©pondrai en marmonnant des syllabes incomprĂ©hensibles.

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Avoir une fermette consiste Ă  ĂȘtre heureux parce que les animaux qui y habitent nous procurent tant de bonheur. Et ce bonheur, lorsqu’on vient te le prendre, ça laisse des traces. De toutes petites traces indĂ©lĂ©biles. Et pour panser cette peine, on va Ă  l’encan des petits animaux de Victoriaville vendre des poules et des coqs dont le poulailler doit absolument se dĂ©partir pour ne pas engendrer des problĂšmes liĂ©s Ă  la consanguinitĂ©. Une sorte de sĂ©lection naturelle. À l’enchĂšre, on vend Ă  bas prix. Avec la modique somme, on achĂšte d’autres poules. Une polonaise dont le chapeau de plumes sur la tĂȘte ressemble Ă©trangement Ă  la coiffure des dames d’un certain Ăąge dans les annĂ©es 1980. On achĂšte un petit coq Sebrith argentĂ© et une poule de la mĂȘme race, leur plumage noir et blanc telle une toile de Riopelle. Ça glousse dans la boĂźte du Jeep. C’est rĂ©confortant. VoilĂ  ce que c’est, avoir une ferme.

Ce texte est extrait du #35 spĂ©cial À la ferme | En kiosque dĂšs maintenant

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