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Freaky D : à la croisée du punk, du rap et du féminisme
Elle a fait la première page de The Gazette en plus d’être l’objet d’un documentaire de l’ONF. Elle a lancé le premier disque hip-hop commercialisé au Québec. Et elle a même fait la première partie de Big Daddy Kane et Eric B. & Rakim. Pourtant, elle a disparu sans laisser de traces et son histoire a été oblitérée de la mémoire collective québécoise. Qui était Freaky D?
En 1998, lors de sa toute dernière apparition publique, Freaky D a fait un malheur. Le téléphone s’est immédiatement mis à sonner chez sa manager, Charane. Elle aurait pu devenir la Missy Elliott du Québec, mais il était déjà trop tard.
Dans le cadre de la série documentaire Les racines du hip-hop au Québec, Freaky D a accepté de sortir de l’ombre et de donner sa première entrevue en plus de 25 ans.
C’est dans une maison de campagne de Saint-Calixte, près de Montréal, que nous l’avons rencontrée. Un premier constat saute aux yeux : le contraste entre le calme pittoresque du village et le style vestimentaire éclaté, à la fois punk et funk de Freaky D. Tout au long de l’entrevue, celle-ci a le visage dissimulé derrière une cotte de mailles, ainsi que des lunettes de soleil. Comme quoi, 25 ans après sa disparition, le personnage artistique n’a toujours pas changé.
Freaky Dancer
Freaky D refuse de révéler son lieu de naissance et sa véritable identité afin de conserver une aura de mystère. Si on sait qu’elle est issue d’une famille d’origine jamaïcaine, le moment précis de son arrivée à Montréal demeure nébuleux. On peut toutefois l’estimer aux environs de la fin des années 70. Par contre, on sait qu’elle intègre la culture hip-hop dès 1978 dans le domaine du street dance. Elle adopte alors le pseudo Freaky Dancer.
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En 1981, elle est engagée dans la troupe de danse montréalaise Native New Yorkers menée par une jeune femme afro-montréalaise ambitieuse qui se fait connaît connaître sous le nom de Charane. L’association entre les deux perdure encore à ce jour.
Le destin a cependant tôt fait de frapper la jeune Freaky. Malgré son jeune âge, on lui diagnostique une condition incurable et dégénérescente : la maladie de Still, une forme rare d’arthrite juvénile. Son médecin lui annonce qu’elle devra combattre ce nouvel ennemi toute sa vie. La maladie ayant tôt fait de limiter la souplesse de ses mouvements, Freaky Dancer est forcée d’abandonner la danse. Mais, plutôt que de se laisser abattre, ce premier obstacle d’une longue série ne fera que révéler le caractère fonceur de la jeune femme.
En 1983, elle se rebaptise Freaky D et se consacre à la poésie. Si elle choisit le rap comme moteur d’expression artistique, elle ne se considère toutefois pas rappeuse pour autant. Plutôt que de se plier à une seule étiquette, elle désire demeurer inclassable, hétéroclite. Ses influences musicales lui proviennent du funk et du jazz, de Nina Simone à Sun Ra en passant par Bootsy Collins, mais aussi du rock et du punk, de Jimi Hendrix à Bad Brains.
Freaky D is a punk rocker
Freaky D parvient à se démarquer grâce aux thématiques qu’elle aborde. Alors que la vaste majorité des rappeurs et rappeuses de Montréal donne dans ce qu’on appelle le « party rap », c’est-à-dire un rap où les textes n’ont aucune réelle substance et qui sert plutôt à mettre de l’ambiance pour faire la fête, Freaky D, elle, traite de sujets politiques.
Racisme, sexisme, féminisme, affirmation sexuelle, identité de genre, homosexualité, abus sexuels commis par des prêtres sur des enfants, brutalité policière, violence conjugale… autant de thématiques abordées par Freaky D dès ses premières prises de parole au micro. En ce sens, la rappeuse est une pionnière de la scène hip-hop montréalaise donnant dans le « rap conscious », une branche qui se développera aux États-Unis dès la deuxième moitié des années 80, notamment avec Public Enemy.
Des spectacles explosifs
Inclassable, iconoclaste, Freaky D travaille avec ardeur pour se faire une place dans la scène hip-hop montréalaise. C’est sans doute aux Foufounes électriques, alors haut lieu de la culture underground, qu’elle se sentira le plus à sa place. Le bar punk enfumé au plancher éternellement collant et aux murs suintants lui fait une place de choix, que ce soit en première partie de concerts rock ou lors d’événements multigenres. Et sur scène, elle est explosive.
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Encore une fois toute en contraste, Freaky D, douce et spirituelle dans son quotidien, se métamorphose en un personnage provocateur.
Haranguant la foule et flashant sa poitrine, elle est aussi, et surtout, ultra charismatique et rassembleuse.
Grâce au bouche-à-oreille, les passages de Freaky D aux « Foufs » deviennent des événements à ne pas manquer.
Un premier disque
En 1986, Freaky D fait ses premiers pas au studio Ultra Sound de Montréal, où sa gérante Charane a des contacts. La rappeuse enregistre alors le tout premier disque rap issu de la scène hip-hop montréalaise. Et dès cette première offrande, Freaky D impose son style. Alors que Beep rap, en face B, se veut une chanson explicitement sexuelle, le terme « beep » suggérant un son de censure, sur la face A du disque, Time is up sert en quelque sorte d’introduction au personnage de Freaky D, abordant de front des questions toujours d’actualité en 2024 entourant l’orientation sexuelle et l’identité de genre :
« I wonder what you’d say if I told you I was gay
Would you listen to my record or would you turn away?
I wonder what you’d do if you came in my world
Discovering that I’m a boy and not a girl
Tell me, would you still be my friend?
Tell me, would you try to understand where I’m coming from? »
Malheureusement, côté musique, Freaky D est déçue par le résultat. Le disque tombe rapidement dans l’oubli et c’est plutôt sur scène que Freaky D poursuit sa carrière.
C’est pendant la deuxième moitié des années 80 que Freaky D parvient à s’imposer comme un incontournable de la scène hip-hop montréalaise. Lorsque des artistes américains comme Eric B & Rakim ou Big Daddy Kane viennent au Québec, c’est elle qui est engagée pour partager la scène avec eux.
Alors que le rap connaît une nouvelle vague de popularité dans les années 90, propulsé par MC Hammer et Vanilla Ice, notamment, l’attention des médias se tourne finalement vers l’artiste montréalaise en raison de leur intérêt pour ce nouveau son. C’est ainsi que Freaky D se retrouve en première page de The Gazette et participe à un portrait de la scène rap québécoise dans le magazine L’Actualité. Cette attention médiatique atteindra son point culminant lorsque l’Office National du Film lui consacre une production vidéo à connotation féministe en 1991.
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Même MuchMusic lui offre de la visibilité dans le cadre du tout premier épisode de l’émission Rap City, spécialisée en culture hip-hop. Le public commence enfin à connaître Freaky D en tant que « reine du rap au Canada ». Elle lance aussi un second simple en 1990.
Cherchant à se renouveler pendant la première moitié des années 90, elle engage un groupe de quatre musiciens pour l’accompagner sur scène. Un choix révolutionnaire si l’on considère qu’à ce moment, les rappeurs montréalais s’en tenaient généralement à un DJ. Mais madame D n’était pas « comme les autres rappeurs ».
Un point culminant
Malheureusement, Freaky D perd de la cadence à mesure que les années 90 avancent. Sa maladie la force à ralentir ses activités, mais sa gérante, Charane, ne perd pas espoir. Cette dernière décide de créer un grand événement afin d’aider non seulement les artistes de son agence à se faire découvrir, mais qui aiderait également toutes les musiques urbaines montréalaises à percer les frontières.
Charane met alors sur pied le Montreal Urban Music Seminar (M.U.M.S.) qui se déroule en présence de dizaines d’actants du milieu, dont des artistes et industriels issus du monde de la musique, de la mode et du cinéma. Parmi les participants, on note la présence de LL Cool J, Maestro Fresh Wes, Snow et Freaky D. Dissimulant son corps amaigri sous de nombreuses couches de vêtements, elle rassemble toute son énergie et livre la prestation d’une vie.
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Le public est immédiatement enflammé par la pièce qu’elle interprète et des offres de contrats se bousculent. Mais c’est trop peu, trop tard puisqu’il s’agissait de la dernière prestation à vie de Freaky D. Trop affectée par la maladie, celle-ci choisit de quitter la lumière des projecteurs. Couvée par Charane, appuyée par sa sœur jumelle ainsi que par toute une communauté artistique, l’artiste s’efface après avoir marqué le public pour la dernière fois.
Plusieurs détails de la carrière active de l’artiste, qui s’est échelonnée sur 20 ans, soulignons-le, ont été oubliés avec le temps. Le futur pourrait nous révéler de nouvelles surprises à propos de Freaky D et, qui sait, peut-être même un retour en musique? Après tout, la « reine du rap au Canada » a un titre à défendre!
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Envie de célébrer la culture du hip hop au Québec? Le podcast Les racines du hip-hop au Québec vous donne rendez-vous le 29 juin prochain à l’Esplanade de la Place des Arts pour un bloc party à saveur de rap dans le cadre du Festival International de Jazz de Montréal. Plus d’informations sont disponibles ici.