C’était au printemps 2020, au cœur de la première vague. Le virus balayait tout. Comme des milliers d’autres, je m’agrippais aux conférences de presse de 13h, cherchant un repère, une lueur qui ne venait pas. Les CHSLD croulaient, le système de santé tanguait. On manquait de bras. On a d’abord fait appel aux spécialistes, puis aux militaires, puis… à n’importe qui avec un peu de cœur et deux mains. C’est comme ça que je suis devenu un « Je contribue » : bénévole sans formation, parachuté sur le front.
Par la force des choses, j’ai été affecté à l’entretien ménager dans un établissement de Saint-Henri. Dans les couloirs épuisés d’un centre à bout de souffle, au milieu de préposés endeuillés, de collègues absents, de masques mal ajustés et de sacres étouffés, je faisais ma ronde. Mon petit buggy sur roulettes, mes gants, mon linge désinfectant, et quelques mots, un sourire caché derrière mon masque envoyé aux résidents. Un peu de chaleur dans les chambres. Et dans ma journée, aussi.
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Y séjournaient des personnages plus grands que nature, ralentis par l’âge, mais jamais tout à fait éteints. Parmi ceux-ci, il y avait madame Laurendeau. Une dame toute menue, toute frêle, mais qui conservait une telle envergure. Toujours tirée à quatre épingles, le regard perçant derrière ses lunettes, la voix douce, mais tranchante. Elle parlait avec une politesse ancienne, un accent des beaux quartiers. Il y avait chez elle une noblesse étrange, presque déplacée dans ce décor austère et triste. Sa chambre était la deuxième à droite, au début du long couloir d’un étage qui m’échappe.
Je ne savais rien d’elle, ni son âge, ni son histoire. À la fin de ma ronde, je m’attardais de temps à autre dans l’embrasure de sa porte. Elle m’accordait parfois une phrase, parfois un silence. À travers les livres de sa chambre, j’essayais de la deviner pour relancer les conversations qui vite s’essoufflaient. Elle parlait de musique, évoquait la radio, semait quelques souvenirs en pointillés. Un jour, elle affirmait détester le cinéma. Le lendemain, elle en parlait avec une lueur dans les yeux.
Chaque échange était une piste, comme si je reconstituais, fragment par fragment, le puzzle très fragile d’une vie qui s’évade.
Puis, un jour, presque par hasard, je lui ai demandé si elle était de la famille d’André Laurendeau. Pas qu’un nom de cégep, mais l’intellectuel, le journaliste, l’homme politique. Une figure fondatrice du Québec moderne.
Elle m’a regardé, et simplement dit :
— C’était mon père.
Fille d’un homme illustre, peut-être. Mais surtout : Francine Laurendeau. Une journaliste à la voix forte, exigeante, lentement avalée par l’oubli, que moi, ce printemps-là, j’ai connue en désinfectant son lavabo.
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Quelle ne fut pas ma surprise, il y a quelques mois, de découvrir que les éditions Somme toute publiaient un hommage collectif dirigé par son ami et ancien collègue Stéphane Lépine, sobrement intitulé Francine Laurendeau : Celle qui aime. On y retrouve des entretiens, des témoignages, et quelques-uns de ses textes.
Alors que l’on souligne ces jours-ci les cinq ans de cette étrange parenthèse qu’a été la pandémie, qu’on célèbre la Journée internationale des droits des femmes, et que le Québec s’agite sur la question de la culture, peut-être est-il opportun de braquer un peu de lumière sur cette grande figure tombée dans l’ombre.
Une fois le livre entre les mains, je tourne les pages, et c’est la jeune femme de la deuxième chambre qui se révèle à moi.
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On la découvre aînée d’une fratrie de six, bercée très tôt par la magie du cinéma, grâce à la lanterne magique de son père. Une enfant d’Outremont qui s’évadait dans les ciné-clubs, fascinée par Le Voleur de bicyclette.
En 1958, à tout juste 22 ans, Francine lit Le Deuxième Sexe, s’enflamme, milite. Elle devient la porte-parole de la toute première grève étudiante du Québec, frappant des jours durant, avec deux camarades, à la porte du bureau de Maurice Duplessis, lettre en main, exigeant l’accès à l’université pour tous. Une histoire portée à l’écran en 1990.
On la retrouve à Paris, où elle débarque en bateau en 1960, au moment même où la Nouvelle Vague s’empare de l’Europe. Elle entre en sciences po, mais c’est l’amour des arts qui la retient. On la croise à une projection d’Hiroshima mon amour à Copenhague, entourée de cinéastes socialistes espagnols. Elle s’initie à la littérature érotique. Signe ses premières piges pour La Presse.
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À son retour au Québec, en 1966, elle sent que quelque chose bouillonne. Que la Révolution tranquille ne se chante pas qu’en slogans, mais aussi en images. Un cinéma est en train de naître, farouchement national, résolument moderne, à la recherche de soi. Le Chat dans le sac. Pour la suite du monde. Une langue qui s’invente à l’écran.
Plume affûtée du Devoir entre 1978 et 1995, critique de cinéma respectée, Francine Laurendeau fut aussi une pionnière à la cha îne culturelle de Radio-Canada. Pendant plus de vingt-cinq ans, elle a animé et réalisé une émission entièrement dédiée au septième art — un espace aujourd’hui disparu, presque inconcevable.
Francine Laurendeau partageait aussi la vie de Jean-Claude Labrecque, figure majeure du cinéma québécois, cinéaste de l’ONF, directeur photo derrière plusieurs images fondatrices de notre mémoire collective. Ensemble, ils formaient un couple discret, mais essentiel du paysage culturel.
Son nom ne dit plus grand-chose à ceux qui n’ont pas connu l’époque où critiquer le cinéma relevait encore d’un métier. Et pourtant, on apprend que Francine n’aimait pas ce mot.
Elle ne voulait pas juger, elle voulait faire parler les artisans, remonter jusqu’au regard derrière la caméra. Pour elle, le cinéma n’était pas qu’un art : c’était une boussole. Une manière de dire qui nous sommes et de nous mesurer à l’Histoire.
On la voit à Cannes porter bien haut Les Ordres de Brault. À Berlin, défendre Les Bons Débarras de Mankiewicz. À la radio, vanter avec ferveur le cinéma communiste des Polonais, des Hongrois, des Yougoslaves — qu’elle chérissait profondément.
Aujourd’hui, cette grande voix ne parle presque plus. Ne bouge plus vraiment. Clouée à une chaise dans un CHSLD montréalais, elle semble flotter entre deux temps. Parler d’elle à l’imparfait alors qu’elle respire encore, dit toute la violence de la maladie. Ce qu’elle efface. Ce qu’elle emporte.
Je me souviens lui avoir demandé si elle avait connu l’âge d’or du cinéma direct. Jutra, Carle, Perrault. Elle avait balayé la question d’un geste sec. Et pourtant. Elle y était.
La maladie d’Alzheimer ne choisit pas les morceaux qu’il dérobe. Elle, qui avait tant aimé le cinéma d’auteur, s’en éloigne doucement.
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Je retrouve Stéphane Lépine dans un café.
« Bien sûr qu’elle les a connus, dit-il d’emblée. Elle leur a donné la parole. Elle était leur contemporaine. Et, à sa manière, leur égale. »
« Francine a été l’une des premières femmes à occuper un espace critique dans un monde d’hommes. Elle a ouvert la voie à toutes celles qui sont venues après. »
Il y a quelques semaines, j’ai assisté à une projection de Au revoir les enfants, de Louis Malle, à la Cinémathèque québécoise. L’un de ses cinéastes préférés. La séance avait lieu dans le cadre d’un cycle intitulé Francine Laurendeau : films aimés. Une initiative en marge de la publication.
C’est en faisant des boîtes qu’il est retombé sur un vieux CD. Un entretien entre elle et lui, jamais diffusé, enregistré pour Radio-Canada. « J’ai retrouvé la transcription, et je me suis dit qu’il fallait en faire quelque chose. Mon éditeur a embarqué, bien conscient qu’on n’allait pas en vendre des tonnes. » Un projet né d’un devoir de mémoire, fait sans trop de difficulté.
Georges Privet, Roland Smith, Helen Faradji et bien d’autres ont tous accepté de prendre part au projet.
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« Francine portait en elle une époque. Un regard radical, rigoureux, profondément amoureux du cinéma. Elle le défendait sans compromis. Elle a imposé une parole différente : anticléricale, moderne, engagée. Proche des artisans, jamais des vedettes. Ce qu’elle aimait, c’était la fabrication du cinéma. Pas son vernis. »
Pas de signature flamboyante. Pas d’effet de manchette. Francine s’effaçait derrière les œuvres. Elle écrivait pour éclairer, jamais pour briller. « Donner la parole à la monteuse de Bergman, ça ne se fait plus aujourd’hui », poursuit Stéphane.
Son ancien collègue qui, lui, animait une émission sur la littérature, se souvient de la chaîne culturelle de Radio-Canada, disparue en 2002, comme d’une douce anomalie de liberté. « Nos patrons n’écoutaient pas nos émissions », dit-il en souriant. La culture voyageait d’Alma aux Éboulements, jusque dans les salons de Montréal. L’ambition n’était pas d’élitiser, mais de transmettre. « Des émissions érudites, oui, mais accessibles. Francine s’adressait à tout le monde, pas seulement aux initiés. »
Une qualité qui manque peut-être au paysage culturel actuel, au moment même où l’on cherche à rallumer chez les jeunes l’intérêt pour une culture québécoise en péril… sans toujours prendre le temps de se retourner vers ce qui l’a façonnée. Une observation que partage Stéphane Lépine, qui a enseigné près de vingt ans à l’UQAM.
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C’est également Francine qui, dans un geste de mémoire, avait retrouvé Léo-Ernest Ouimet, fondateur de la Ouimetoscope – premier cinéma québécois – dans une maison de retraite, à 90 ans. Elle l’avait interviewé, soucieuse de préserver sa voix avant qu’elle ne disparaisse.
Aujourd’hui, c’est elle que l’on retrouve, presque au même âge, dans une chambre aux murs muets. Et c’est moi qui, à mon tour, tente de braquer les mots. Du mieux que je peux.
Cinq ans plus tard, il m’a semblé juste de raconter notre rencontre. De raviver ce hasard.
Pour qu’on n’oublie pas l’héritage de la dame de la deuxième chambre.