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Foule sentimentale: aller voir une pièce de théâtre à propos de Tinder… avec sa date Tinder

Dans le théâtre de Tinder: autoethnographie de la rencontre amoureuse en ligne.

Par
Isabelle G.-Francke
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Foule sentimentale: une série de témoignages portant sur ce qu’il y a de beau (ou non) dans les relations. Aujourd’hui, Isabelle G. Francke raconte comment son expérience avec une date Tinder est devenue un théâtre où les représentations se fondent dans la réalité.

Une comédie musicale sur Tinder était présentée en clôture du festival ZH, samedi soir dernier. Je ne connais pas la plateforme de rencontres. Je me donne 10 jours d’observation pour trouver un prétendant qui m’accompagnera voir la pièce.

La plateforme représente au départ pour moi une sorte de jungle ridicule. Je trouve bien peu débrouillards socialement ses utilisateurs. Je crois aux longs regards dans les bars, et n’ai de foi qu’en les aventures tangibles qui m’apparaissent sans le filtre du virtuel.

Tenter la représentation de soi

Le 2 août, je construis un profil pour la première fois. Je choisis deux photos, deux plans serrés. L’une est lar représentation argentique d’un sourire d’hiver. L’autre est produite pour l’occasion, seule vivante d’une séance de 40 minutes orchestrée par ma colocataire.

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Je réfléchis longuement à la phrase pour me représenter. Je veux créer un duo entre humour et référence un peu plus nichée. Ceux qui m’écriront gagneront à faire le lien entre les deux éléments.

J’écris des phrases courtes, par imitation. Je me conforme aux autres profils. Les romans ne semblent pas les bienvenus. Je mentionne mon âge et me définit dans la sphère du journalisme. Je dis être intéressée aux hommes entre 20 et 35 ans.

J’écris : « J’aime la black label dry et je lis Anna Karénine. » J’ajoute : « Je me cherche quelqu’un pour aller au théâtre samedi ». J’écris des phrases courtes, par imitation. Je me conforme aux autres profils. Les romans ne semblent pas les bienvenus. Je mentionne mon âge et me définit dans la sphère du journalisme. Je dis être intéressée aux hommes entre 20 et 35 ans.

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Ma deuxième conversation s’ouvre sur la phrase suivante : « Do you have legs, can you show me? ». Je trouve le commentaire pervers. J’ajoute une photo de moi debout près de mon vélo.

Reproduction, reproduction, reproduction

En 10 jours, j’obtiens 89 combinaisons réussies, 44 personnes ont entamé des conversations, j’en ai poursuivi 5. Je donne mon assentiment à environ 5 % des profils. Les maigres études sur le sujet quantifient plutôt le taux d’acceptation à 14 % chez les femmes. J’ai dit non environ 1780 fois en 10 jours.

Je prends 6 secondes pour juger d’une personne. Je rejette les personnes qui se présentent par leurs abdominaux en premier. Les égoportraits me laissent indifférente. Un garçon doit prendre la peine d’écrire sur lui-même, sans fautes. Toutes références culturelles communes deviennent des ouvertures à discussion. L’ironie et la remise en question de la plateforme me charment.

Tinder n’est pas une jungle, mais une structure hautement codifiée. La manière de se présenter, et de proposer la rencontre est assez fixe, et on s’y plie.

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Le constat est flagrant. Je reproduis inconsciemment exactement le milieu dans lequel je me tiens. Les personnes avec lesquelles j’entretiens des discussions sont des hommes blancs universitaires qui gravitent entre le journalisme, les sciences sociales et le cinéma.

Tinder n’est pas une jungle, mais une structure hautement codifiée. La manière de se présenter, et de proposer la rencontre est assez fixe, et on s’y plie. Il est difficile d’interpréter des messages écrits, je mets moins de couleurs que je le .

L’amour au XXième siècle selon Wikihow présente la plateforme comme un lieu tout aussi codifié par le langage spécifique à l’utilisation des applications de clavardage. On s’est tous un jour fait envoyer ce bon vieux pouce bleu, marque de considération relativement limitée du message précédemment envoyé. Par de courtes scènes très bien écrites, la pièce permet l’humanisation de la plateforme et l’identification automatique du public aux situations vécues.

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La rencontre

Mon prétendant de la soirée, Mathieu*, est étudiant en philosophie, nous avons fréquenté la même université, et prenons le métro à la même station. Les premières secondes sont étranges. On cherche des lieux culturels communs.

Arrivés au théâtre, il réalise que nous irons ironiquement assister à une pièce sur la situation même dans laquelle nous sommes. « C’est parfait! », affirme-t-il tout sourire.

En fin de pièce, la salle elle-même devient un Tinder géant pour l’un des comédiens.

— Ceux qui sont en couple, assoyez-vous!

On reste debout.

— Ceux pour qui s’est compliqué, aussi.

On s’assoit.

Dans le monde virtuel, on est tous un peu sur nos gardes, il y a une distance… alors non. Les gens sont à l’affût. C’est dans la vraie vie qu’on baisse plus nos gardes…

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Quelques minutes plus tard, Mathieu a été sélectionné pour danser sur scène devant moi. Vive l’interactivité! Il clôt ce spectacle-chorale d’histoires de dragues virtuelles.

On s’attable à un bar et on décortique Tinder.

— Non seulement on doit s’exposer à la barrière de ses propres préjugés dans les choix faits, mais également à ceux de l’autre, explique Mathieu

Effectivement, en face, ne revient qu’à une seule personne de faire le premier pas pour discuter, sans que l’autre ne consente.

— T’as pas peur d’être utilisé, que les gens jouent à des jeux…

  • Dans le monde virtuel, on est tous un peu sur nos gardes, il y a une distance… alors non. Les gens sont à l’affût. C’est dans la vraie vie qu’on baisse plus nos gardes…

Il ne croyait pas si bien dire.

La révélation

Il est 1 h du matin, nous sommes dans notre troisième bar de la soirée. Je dois lui déballer tout.

— Je dois te dire quelque chose, dis-je, plus qu’hésitante à dévoiler le poteau rose.

— Vas-y!

— C’est que….

— Bon, allez-vas y, réitère-t-il amusé, mais soucieux.

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— Cette soirée c’était en grande partie pour une expérience. Une narration personnelle de ce passage sur Tinder.

— OK! Ben ça me fait plaisir. Tinder ça ouvre pas les possibilités en termes de personne, mais en termes d’expériences, oui… Merci! Si j’ai pu être une expérience autoethno? Comment tu dis?

— Mais c’était sincèrement une belle soirée.

— T’as pas besoin de te justifier, pour vrai, dit-il tout sourire.

«Entre l’impression de choix de Tinder et le faux choix de la politique, je préfère faussement choisir sur Tinder que de voter, au moins ça a un impact dans ma vraie vie…»

On parle encore une trentaine de minutes. Il paye les verres. On se quitte. Il me réécrit plus tard : « Devras-tu poursuivre tes observations dans une rencontre ultérieure, il serait dommage de sous-documenter ta recherche… »

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Je vais fermer mon compte Tinder d’ici quelques heures. Le temps dire au revoir. Cette plateforme facilite les contacts, mais pour les faire perdurer la tâche est aride. Fréquenter un milieu commun me semble essentiel à bâtir quelque chose.

Tinder nous propose une panoplie de personnes… mais pour citer Mathieu, ce n’est qu’une impression de choix. « Entre l’impression de choix de Tinder et le faux choix de la politique, je préfère faussement choisir sur Tinder que de voter, au moins ça a un impact dans ma vraie vie… », ajoute ce philosophe d’un soir.

Mon expérience de Tinder présente mes habitudes, ma socialisation et mes goûts. Je me suis présentée de façon fixe et j’ai été appréciée sur cette image construite. Le microcosme culturel dans lequel j’évolue tous les jours s’est dupliqué dans le virtuel.

Salut les amoureux! Je poursuis dans le réel, ça promet plus de surprise.

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* Nom fictif

NB: Cet article ne prétend pas avoir la valeur d’une étude quantitative exhaustive, il expose le récit d’une utilisation personnelle et ponctuelle de la plateforme Tinder en tentant d’adopter une posture diagnostique de ma propre expérience.

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