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On m’a assigné à l’équipe des verts. Verts, parce que nous sommes six à être assis à une table sur laquelle se trouve un grand carton de cette couleur, des feutres et des images découpées dans des magazines. Notre mission? Définir, avec des images, ce que serait pour nous “le média de demain” : sa ligne éditoriale, son support et son modèle économique. Gros projet!
L’atelier était organisé jeudi par l’organisme Place to B et le média indépendant Ricochet, dans le cadre du Forum social mondial (FSM) qui se tient cette semaine à Montréal.
Évidemment, c’est loin d’être facile comme mandat : si la réponse à l’avenir des médias était simple, l’industrie l’aurait déjà adoptée. Dans l’équipe, on parle, et rapidement, des points de vue divergents émergent.
Par exemple, concernant le numérique :
– Pour le support, je pense que ce serait vraiment intéressant de faire de l’information géolocalisée. Par exemple, tu arrives dans un endroit, ton téléphone le détecte et peut te donner des nouvelles sur les événements récents qui s’y sont passés!
– Oui, mais d’un autre côté, ce qui me préoccupe, c’est que le data, ça pollue énormément, avec tous les serveurs nécessaires pour stocker l’information. Et ce n’est quand même pas tout le monde qui a accès à un téléphone intelligent et à internet en tout temps.
Ou encore, au sujet des algorithmes, qui nous proposent du contenu en fonction de ce qu’on a regardé précédemment :
– Personnellement, j’aime qu’on me propose du contenu en lien avec mes intérêts; je perds moins de temps à fouiller pour trouver ce que je cherche, donc j’ai plus de temps pour lire au final.
– Ouf, moi je préfère avoir accès à tout sans filtre… Sinon j’ai peur de me faire présenter uniquement du contenu déjà en lien avec ma vision du monde et de m’enfoncer dedans.
Et si on entre dans le domaine des finances, talon d’Achille des médias… Les fonds publics, qu’est-ce qu’on en pense?
– Moi, à partir du moment où quelqu’un donne de l’argent, je me dis qu’il peut d’une certaine façon avoir un impact sur le média. Accepter de l’argent du gouvernement, c’est accepter qu’il a son mot à dire.
– Ça revient à ne pas croire à la démocratie! Des organismes qui sont financés par le gouvernement, mais qui sont indépendants, il y en a plusieurs!
Notre équipe en est quand même arrivée à des points de consensus : le média du futur devrait présenter de l’information basée sur des faits et indiquer au lecteur la façon dont les informations présentées ont été obtenues. Son support devrait être léger, le plus écologique possible et laisser le choix à la personne qui le consulte d’utiliser ou non ses données de navigation. Il serait financé par un mélange de fonds publics et d’abonnements.
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Remarquez-vous quelque chose avec notre concept? Il est loin d’être bien concret, et si vous vous intéressez un minimum au monde des médias, il ne vous aura certainement pas fait vivre une épiphanie novatrice.
Une équipe (les rouges, yo) a pour sa part proposé deux idées plus précises.
D’une part, les nouvelles seraient présentées à partir d’un appareil mobile par des hologrammes qui nous appelleraient par notre nom pour nous informer et nous suggérer des pistes d’actions à prendre pour réagir à l’actualité. D’autre part, côté financement, un partenariat serait mis en place par exemple avec une épicerie, qui donnerait de gros rabais aux employés du média à la place d’y acheter de la publicité, permettant ainsi aux journalistes d’avoir accès à de la nourriture à rabais et conséquemment au média de les payer moins cher.
(Cette dernière idée a le mérite d’être originale, même si je crois fermement que le fait de pouvoir disposer de son argent comme on l’entend est une forme importante de liberté, et aucun chou-fleur gratuit ne me ferait accepter que mon patron me fasse dépenser ma paie obligatoirement à l’épicerie du coin.)
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Et les citoyens, là-dedans?
Même si ce concept est revenu à plusieurs reprises dans les discussions, il n’était pas tellement clair à la fin de l’activité comment les citoyens pouvaient jouer un rôle dans la création de contenus journalistiques. Évidemment, on souhaite qu’ils soient actifs au sein des médias (la section des lettres ouvertes est bien trop savoureuse pour qu’on s’en prive), mais on reconnaît qu’ils ne peuvent pas effectuer le même travail que les journalistes pour toutes sortes de raisons.
[À noter que certains médias alternatifs leur réservent une place de choix, par exemple Ricochet, qui fait voter ses abonnés sur les prochains sujets de fond qui seront traités par les journalistes.]
Mais disons que vous êtes un citoyen qui a envie de faire du journalisme d’enquête dans ses temps libres. Est-ce possible?
Une conférence présentée au FSM par Jean-Hugues Roy, prof de journalisme à l’UQAM, donnait en tout cas de très bons conseils pour quiconque serait tenté de dénicher de l’information inédite sur internet. C’est en passant par l’analyse de données (le big data, aussi surnommé “nouvel or noir”) qu’on peut arriver à nos fins.
Le gouvernement possède un paquet de données que l’on peut obtenir soit en passant par les portails de données ouvertes (Canada/Québec), soit par des demandes d’accès à l’information. Si on sait utiliser des outils de base, on peut les croiser et découvrir des faits, tendances ou amalgames qui ne sont pas connus du public.
Mais comment on fait, pour comprendre quelque chose à ces paquets de chiffres?
Premièrement, on ne se laisse pas désarmer par la vue d’un fichier informatique. Ce n’est pas en soupirant, en disant qu’on est allergique à la technologie et en fermant un document cryptique que l’on découvre des informations inédites.
Une fois calmé, on ouvre les fichiers de données avec un logiciel classeur (style Excel) ou, encore mieux, avec un outil comme MySQL. Une panoplie d’outils existent pour nettoyer les données et les organiser, afin qu’on puisse en dégager des conclusions pertinentes (ou pas). Vous voulez chercher des données dans Twitter? Faire des cartes interactives? Extraire des données d’un site web? Servez-vous dans cette boîte à outils.
C’est évidemment un peu pénible au début, mais c’est à votre portée si vous êtes habile avec les ordinateurs, et surtout si vous avez un esprit inquisiteur. Le mot-clé qu’utilisait Jean-Hugues Roy pour définir sa conférence? Empowerment. À ne pas négliger, donc.
Une suggestion pour finir
Revenons au pitch des “médias de demain” dont je parlais plus tôt. Pendant que le quatrième groupe de discussion nous présentait son concept, j’avoue être un peu tombée dans la lune, et mon regard s’est posé sur une immense photo affichée derrière le groupe de personnes qui discutaient.
Il s’agissait d’un cliché de la série #RefugeeEconomics, qui montre Nuriitu Usi, cuisinière dans un restaurant populaire d’un camp de réfugiés au Kenya. Ses conditions de travail sont précaires, comme vous pouvez vous l’imaginer. Regardée vite, cette photo semble triste; en passant à la hâte devant le mur, on compatit avec elle.
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Or, cette photo de Hubert Hayraud vise plutôt à montrer un succès, puisque la femme réussit à vivre et à élever ses trois enfants grâce à son emploi. D’un œil attentif, elle surveille la cuisson de son injera. Je reste à la fixer quelques minutes, et plus je la regarde, plus je réfléchis à sa situation, plus l’image acquiert des significations diverses.
Et je me dis qu’on cherche — avec raison — des moyens d’améliorer les médias, mais qu’il ne faudrait pas qu’on oublie en tant que consommateurs d’information de prendre nos responsabilités. Est-ce qu’on n’est pas constamment en train de sauter d’un article à l’autre pour avoir lu le plus de contenu possible? N’aurait-on pas avantage à consommer un peu moins d’information, mais à la consommer mieux? À décloisonner ce qu’on sait et à prendre le temps de faire des liens entre ce qu’on trouve dans les médias, ce qu’on retrouve dans la littérature, dans les arts visuels, chez des penseurs?
Lorsque l’on demandait au dramaturge Henrik Ibsen ce qu’il lisait pour alimenter ses créations, il répondait qu’il lui suffisait de lire la Bible et un journal quotidien pour avoir tout le matériel dont il avait besoin. Son point était : si on lit l’actualité avec un peu de sensibilité, on remarque que les grands thèmes chers à l’humanité se répètent constamment, sous des formes diverses. C’est pourquoi une fois qu’on a pris connaissance des faits grâce à un article de qualité, on peut se demander soi-même (avant de lire une chronique qui prémâchera l’opinion pour nous) quelle est l’essence de cette nouvelle, et où peut-on la retrouver ailleurs (dans un mythe? un tableau? un roman?).
Il s’agit peut-être d’un exercice peu commun et à la finalité floue, mais après tout, chercher à faire des liens par soi-même et à développer une pensée originale, ça peut difficilement faire du tort.
(En attendant les hologrammes.)
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Pour lire un autre reportage de Camille Dauphinais-Pelletier : “Sexter, est-ce que c’est tromper?”