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Depuis hier, des milliers d’internautes à travers le monde contrôlent virtuellement une ville réelle, Fort McMurray en Alberta.
Pour faire la lumière sur ce projet avant-gardiste, à mi-chemin entre le documentaire et le jeu vidéo, on a rencontré son auteur-réalisateur David Dufresne.
– – – > fortmcmoney.com
Pourquoi Fort McMurray? Par militantisme pour l’environnement?
Moi, ce qui me fascine, c’est le plus grand jeu dans lequel on joue tous, c’est-à-dire le capitalisme. Et en ça, Fort McMurray, c’est vraiment l’archétype du capitalisme. C’est de l’argent à une vitesse folle, une croissance folle, avec ce que ça peut engendrer de conséquences négligées. Conséquences environnementales, conséquences économiques, et conséquences sociales. Ce qui nous intéresse, Philippe (NDLR : Brault, directeur de la photographie), et moi, c’est le côté humain. Dans les documentaires que j’ai vus sur Fort McMurray, cette dimension intimiste, où on rencontre des gens qui nous parlent de leur quotidien, est souvent évacuée. Plus prosaïquement, c’est aussi l’attrait des grands espaces. Fort McMurray est une petite ville aussi grande que la Floride. C’est inouï!
Trouves-tu que Fort McMurray fait penser au Far-West et que c’est un future ville-fantôme?
C’est le Far-West! La plupart des villes du Far-West sont devenues des villes-fantôme… Ce qui est vraiment intéressant dans le cas de Fort McMurray, c’est que comme dans Sim City, c’est une ville qui nait de pas grand chose. Pendant un siècle, elle avait à peu près le même nombre d’habitants et soudainement, elle explose. Avec tous ces nouveaux arrivants à cause des champs pétrolifères, la ville grossit façon Sim City, par blocs. C’est la ruée vers l’or noir! La grande différence avec l’or, c’est qu’on a tous besoin de pétrole. C’est un El Dorado planétaire. Ce qui se passe là-bas rejaillit partout. Ce n’est pas un gars seul qui cherche une pépite pour la vendre au bijoutier à Las Vegas dans le but de devenir riche. Il s’agit plutôt de fournir le pétrole aux Chinois, aux Allemands, aux Américains et aux Montréalais. Ce qui se passe là-bas nous concerne tous.
Quelle a été la plus grande difficulté lors du tournage?
Le rythme que j’ai imposé à l’équipe, qui était un rythme de malade. C’étaient des journées très longues de 12, 14, 15 heures et on ne mangeait pas le midi. C’était éprouvant. Y’avait des moments où on se prenait la tête, où on s’engueulait. Mais on s’aime, on travaille tellement fort ensemble, ça créé des liens, ça soude. Ça, et aussi le froid. On a tenu à filmer ça l’hiver. Y’a tout d’abord des raisons cinématographiques (on pense à Fargo). C’est vrai aussi que l’hiver, le contraste est plus fort. Les fumées des usines sont si chaudes qu’elles restent plus longtemps. Et l’autre raison, c’est que l’extraction du pétrole s’accommode très bien de l’hiver. Les camions, qui sont les plus gros et les plus chers du monde, roulent beaucoup mieux sur la glace que sur la boue. L’hiver, c’est la haute saison! Les compagnies de pétrole nous demandaient : « Mais pourquoi vous venez pas filmer en été? C’est beau! Les arbres sont en fleur. » Personne ne veut se faire chier à filmer à -30. Une caméra Canon résiste moins bien au froid qu’un corps humain qui n’a pas mangé!
Est-ce que ça a été difficile d’avoir accès à certains des intervenants que vous avez rencontré, comme par exemple le PDG de Total?
Pour ce qui est de l’industrie pétrolière, ça a été très difficile. Les compagnies veulent se payer des publicités à la télévision, mais elles ne veulent pas te laisser entrer dans les mines. Mais ça, c’est la force du documentaire : on a le temps. Ils te disent de revenir la semaine prochaine, et on peut le faire. Je me souviens de Claudie (NDLR : Gravel, assistante à la réalisation), qui est passée par des phases désespérées parce que non seulement on lui disait non, mais en plus, il y avait des gens autour d’elle qui lui disaient « t’auras jamais le oui. » Et moi, je lui mentais : je lui disais que j’étais confiant! Mais bon, on y est arrivé…
Comment décrirais-tu Fort McMoney en un seul mot ou en une seule phrase?
C’est un jeu-documentaire. Un GTA pour de vrai; un Sim City pour de vrai. Un GTA parce ce que tu te promènes réellement dans une ville. Tu la découvres. Fin de la comparaison. Et un Sim City, parce que collectivement, tous les joueurs vont prendre en main la destinée d’une ville. Évidemment, on ne prétendra jamais avoir la mécanique de jeu de ces deux immenses titres, mais pour nous, l’idée c’est d’utiliser le jeu vidéo comme manière d’écrire un documentaire.
Et toi, es-tu un joueur de jeu vidéo?
Disons que je l’ai été dans les années 80. C’est pas pour rien que Sim City m’a marqué. Je suis de la génération qui a vu arriver Pong. Quand je me suis acheté mon premier ordinateur à 12 ans, la première chose que j’ai faite, c’est de programmer un jeu en BASIC, dont le but était de devenir président de la République en France. Aujourd’hui, je me tiens au courant de ce qui se fait, mais je ne joue pas vraiment. Toutefois, dans l’équipe, Sébastien Goyette et Guillaume Perreault sont deux gros joueurs, avec une immense culture du jeu vidéo, et ils ont été dans le processus de création dès le départ.
Comment ça fonctionne? Quel est le but du jeu?
Le but du jeu, c’est de réfléchir à notre responsabilité commune sur ce qui se passe en Alberta. Ce n’est pas de juger Fort McMurray. Eux, ils produisent du pétrole cher et polluant parce que nous, nous leur demandons, car notre dépendance au pétrole l’a nécessité. Comment tu joues? C’est avec ta curiosité! Tu vas arriver dans un endroit parce que tu as suivi quelqu’un, mais en fonction de la personne que tu as décidé de suivre, tu vas avoir une histoire différente. Puis, tu vas rencontrer une personne qui va t’amener dans un autre endroit, etc. Il n’y a pas d’interviews. C’est toi qui pose les questions à la mairesse de la ville, au PDG de Total, à l’itinérant ou au docteur. Plus tu explores; plus tu as de l’expérience. Et à chaque deux jours, tu votes. Ce sont ces votes qui vont façonner la ville.
Si je veux jouer, je dois y retourner plusieurs fois? Je ne peux pas décider de faire une partie de 15 minutes et puis arrêter?
Tu peux! Mais si tu veux vraiment participer, ça va te prendre plus de temps. Tu peux venir 5 minutes par jour et t’en sauras assez pour débattre, donner ton avis et voter. Mais ceux qui ont envie d’être en tête du classement vont passer plus de temps, évidemment….
Et je peux commencer une partie quand je veux?
Trois parties de quatre semaines sont prévues. La première partie a commencé hier, le 25 novembre, une autre est prévue en janvier et une autre en février. Tu peux arriver n’importe quand pendant ces parties. Mais si tu n’es pas là dès la première semaine, tu ne peux pas aller voter sur les décisions qui auront déjà été prises. L’idée, par la suite, c’est d’analyser tout ça: les choix que les gens auront fait, les décisions qu’ils ont pris pour la ville, etc. et de faire un film qui racontera l’expérience interactive, le destin virtuel de cette ville.
À ton avis, crois-tu que ça existe déjà ce type de jeu-documentaire?
Non, je sais que ça n’existe pas! On a utilisé les codes du jeu vidéo, mais ça en n’est pas un. Rien ne s’invente. On est toujours influencé par ce qui s’est fait avant. On ne peut pas dire qu’on a créé de zéro un objet qui n’existait pas. En revanche, on a repoussé les limites du genre. Un jeu-documentaire, y’en a jamais eu.
Pour un projet aussi atypique, est-ce que le processus de création l’est autant?
Le processus de création a été, jusqu’à maintenant, à la fois normal et, à l’image du sujet, c’est-à-dire démesuré. J’ai pris la mesure de la démesure il y a quelques jours seulement. Les gens savaient qu’on a fait un truc fou, mais l’étendue de la folie, on ne la mesure que maintenant.
Comment résumerais-tu le projet?
Celui qui a le mieux résumé ça, c’est Stephen Harper dans une déclaration en 2006, il a dit : « Les sables bitumineux, c’est une entreprise épique comme la construction de la Grande Muraille de Chine et la construction des Pyramides d’Égypte, mais en plus grand. » L’idée, ça a été ça aussi : faire ressentir aux gens, aux joueurs cette immensité. On ne peut pas proposer un film de 10 minutes. Il faut proposer quelque chose d’aussi épique.
En terminant, qu’est-ce qui t’anime en tant que réalisateur, qui te donne goût de te lancer dans des projets aussi complexes?
Vraiment, c’est le punk-rock! Casser les règles!
Pour voir/jouer/participer à Fort McMoney, rendez-vous sur fortmcmoney.com