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Le premier jour de ma 6e année, assise dans le gymnase bruyant d’excitation de la rentrée, j’ai prié de toutes mes forces pour être dans le même groupe que ma meilleure amie Kim. Je la regardais, déjà en file dans le groupe B. Souriante, elle me faisait un clin d’oeil en jouant avec son collier : un best friend en forme de yin yang. J’avais l’autre moitié dans mon cou. Malgré tous mes efforts de télépathie, je me suis retrouvée dans le groupe C.
L’année a démarré tranquillement et Kim et moi nous sommes donné un nouvel horaire : elle venait me chercher chez moi, on marchait jusqu’à l’école en parlant de nos professeurs respectifs (la sienne mâchait de la gomme, le dos tourné à la classe; la mienne nous forçait à aller ramasser des roches et des fleurs dans la cour de récré). Puis, après l’avant-midi, on se retrouvait pour un diner de sandwichs pas de croûtes, juste avant d’être à nouveau séparées pour l’après-midi.
La routine s’est installée rapidement, on a oublié le malheur de notre existence : ne pas être dans la même classe. Il y avait une fébrilité dans les classes de 6e année, parce qu’un évènement assez convoité approchait à grands pas : les danses pop. Les danses pop, c’était l’activité la plus adulte de notre 6e année : une soirée de danse organisée dans le gymnase, comme une vraie discothèque. Moi, j’ai manqué la première danse pop. Eh oui, j’étais pognée dans un souper de famille, alors que Kim découvrait le punch dans des verres en plastique rouge, les bols de chips de 1000 saveurs différentes, les hits des Spice Girls et surtout, les slows. Les slows, c’était l’apogée des danses pop, le but ultime de la soirée. Quand Kim m’a raconté comment ça se passait, j’en ai eu des frissons. Pas nécessairement d’excitation, mais plutôt de malaise, d’anticipation. Les slows, c’était l’épreuve de fin de soirée à traverser. Les filles s’alignaient sur le mur, pendant que les gars approchaient celles qui étaient dignes d’intérêt, pour les inviter à danser. Digne d’intérêt, en 5e année, c’est assez flou comme concept : ça voulait sans doute dire les présidentes de classe, ou bien celles qui avaient des pantalons Adidas, ou bien celles qui se maquillaient déjà. Moi, je me voyais déjà faire le piquet contre le mur de brique, la face dans mon verre de jus.
Mais je n’avais pas le choix : Kim avait décidé qu’elle allait m’initier aux danses pop, la deuxième édition approchant déjà rapidement. Le soir fatidique, j’ai changé d’outfit 3-4 fois. J’ai mis du eyeliner blanc, du glitter rose sur mes paupières, du parfum cheap Calgon. Kim est arrivée, look Sporty Spice avec son pantalon de sport et sa couette lichée au gel. Côté rejet, ça partait bien : je sentais que j’avais déjà tout faux. On a pris nos vélos, roulé jusqu’à l’école, mes sandales à straps m’empêchant de bien pédaler pendant que Kim filait devant moi, Nike aux pieds.
Arrivée à l’école, j’ai découvert tout ce que Kim m’avait décrit en long et en large : tentative d’éclairage tamisé avec des spots de couleurs, grosse table remplie de snacks divers, piste de danse vide pour l’instant de tout couple. On a dansé, j’ai essayé d’être la plus naturelle possible avec mes moves de danse copiés sur mes amies. Disons que c’était pas comme Bouge de là à Musique Plus. Finalement, les notes de musique tant attendues se sont faites entendre : I’ll never break your heart, des Backstreet Boys. Toutes les filles se sont collées au mur; faire tapisserie, comme on dit. J’ai suivi, pendant que Kim enlaçait déjà Simon, un gars qui seulement 6 mois auparavant était notre ennemi juré, un gars qu’on voyait comme un obsédé de Mortal Kombat avec son look de faux punk et ses cheveux en nid d’araignée. J’ai nerveusement porté ma main à mes propres cheveux, collants de spray-net, puis à mon cou, pour tripoter mon best friend. C’est à ce moment là, en fixant Kim, que j’ai réalisé qu’elle ne portait pas sa moitié du yin yang. Mes mains moites ont serré mon verre, les lumières se sont rallumées, Kim et Simon ont marché vers moi.
« On va aller prendre une slush, tu viens? »
J’ai pensé à quelques réponses possibles à leur invitation : mes parents qui m’attendent chez moi, mon frère qui a besoin d’aide avec ses devoirs, mon lapin Salade que je dois nourrir.
« Euh, faut que j’rentre », que j’ai marmonné, ne leur laissant même pas le temps de répondre.
J’ai couru dehors pour débarrer mon vélo. J’avais de la difficulté à respirer, je m’imaginais les pires scénarios. Après tout, ma meilleure amie avait quelque chose que moi, j’avais à peine l’impression de pouvoir comprendre. Elle venait d’entrer l’univers des dates de crème glacée, des mains tenues fort fort, des slows dans le gymnase. Pédalant vers chez moi de toutes mes forces, j’ai pensé : c’est ça qui arrive quand on manque la première danse pop. On est destiné à passer sa vie toute seule.
Forever alone.