Depuis toujours, je tente en vain de tout planifier et contrôler. Qu’est-ce qui va arriver demain ou dans 10 ans ? Voilà le fil conducteur de ma vie et de mon eczéma.
En décembre 1999, j’avais 14 ans et déjà l’anxiété dans le tapis. Mes inquiétudes quotidiennes voguaient entre le banal — comment convaincre le beau gars de la classe de me prêter son coton ouaté FUBU pour pouvoir sentir son parfum Swiss Army ? — et l’existentiel : qu’est-ce que je vais faire quand mes parents vont mourir ?
(Je me pose encore ces questions tous les jours, en remplaçant FUBU par Frank and Oak…)
À la veille de l’an 2000, il y avait trois choses que je trouvais cool : l’expression « Y2K » ; l’excellent titre de l’album de Will Smith Willenium ; et faire des coups de téléphone à des inconnus pour leur dire de se préparer au pire pour l’arrivée du nouveau siècle. Le reste était une grande spirale d’angoisse.
40 JOURS AVANT L’AN 2000
Comme j’habitais à Hull, ma famille et moi allions souvent voir un cadran installé près du parlement, à Ottawa, faisant le décompte des jours qu’il restait avant cet « excitant » nouveau millénaire.
40 jours, 3 heures, 4 minutes, 20 secondes
J’écoutais Waiting for Tonight, de J.Lo, dans mon Discman, et je songeais au peu de temps qu’il restait avant le jour B (pour « bogue »).
23 jours, 8 heures, 12 minutes, 4 secondes
Mon réveille-matin allait-il continuer de fonctionner ? Est-ce que j’allais manquer Beverly Hills 90210 parce que notre magnétoscope serait trop mêlé pour l’enregistrer ? Mon père serait-il ruiné parce tous les comptes bancaires gèleraient à minuit ?
LE BOGUE DU SIÈCLE DERNIER
C’est au chalet familial, en campagne outaouaise, qu’on a fêté le réveillon de l’an 2000. Si le Japon explosait ou si la Bourse new-yorkaise « crashait », on ne le saurait pas tout de suite, et je ne savais pas si c’était une bonne chose.
Je portais une jupe longue en nylon rose qui shine et une veste en plumes. Y’a rien de moins « soirée au chalet » que ça, mais comme je vivais probablement mes dernières heures de naïveté avant le prochain Hiroshima, j’avais mis le paquet.
0 jour, 7 heures, 22 minutes, 12 secondes
Mes parents, plus chill que moi, buvaient du champagne dans des verres marqués « AN 2000 » en préparant le repas. Jusqu’à ce que ma mère crie :
« Jeeeeaaaaan ! ! ! La visite arrive et on n’a pu d’eau ! »
Par-don ? Ce damné nouveau siècle n’était même pas arrivé que, déjà, tout s’écroulait. Les ordinateurs qui contrôlaient le réservoir d’eau de la ville étaient sûrement en panne. Y2K avait signé l’arrêt de mort de l’eau courante. J’avais enfin la preuve que ma peur du bogue était fondée : mes pires craintes allaient se réaliser. Sur une échelle de 1 à 10, l’angoisse était à 2 000.
Après l’eau, ce serait quoi ? L’électricité ? Les avions allaient se mettre à tomber ? (Un an et demi avant le 11 septembre 2001, ça paraissait complètement impensable…) J’ai ouvert frénétiquement la radio et la télé. J’ai fait le tour des chaînes, mais personne ne parlait de panne d’eau. Tout le monde n’en avait que pour Céline Dion et son spectacle au Centre Molson, intitulé La dernière de Céline. Le nom du concert prenait soudainement tout son sens. Pu d’eau, pu d’électricité, pu de Céline. Il ne restait plus qu’à faire fondre de la neige en attendant la fin.
0 jour, 4 heures, 40 minutes, 27 secondes
Au bout de quelques heures de panique, j’ai réalisé que je ne comprenais rien à l’alimentation en eau. Le problème était plus simple : il faisait -40 ºC et les tuyaux avaient gelé.
Mon père et mes oncles ont passé le reste de la soirée à fracasser le lac gelé à grands coups de hache pour remplir des casseroles d’eau qu’on a fait bouillir pour cuire les patates et laver la vaisselle. On n’aurait pas pu faire moins moderne comme entrée dans cette nouvelle ère. Même Ovila Pronovost était mieux organisé au tournant du 20e siècle ! On avait reculé dans le temps plutôt que de subir les conséquences technologiques de l’avenir. Ironique, comme le chantait Alanis Morissette trois ans plus tôt.
0 jour, 0 heure, 10 minutes, 0 seconde
Toute la famille s’est réunie dehors, à la belle étoile. On a écrit nos vœux pour l’an 2000 sur des bouts de papier, puis on les a glissés dans des ballons qu’on a gonflés. À minuit, on a crié « BONNE ANNÉE ! » en lançant nos ballons dans le ciel. C’était beau, magique, paisible. Jusqu’à ce que je pense aux animaux qui allaient peut-être manger le caoutchouc des ballons.
Ce qui est le fun, 18 ans plus tard, c’est que grâce à ma thérapie pour gérer mon trouble anxieux, je sais qu’on n’est pas mieux préparé à un événement négatif si on angoisse longtemps avant. Ce qui est moins le fun, par contre, c’est que je sais aussi que dans quelques mois, on sera plus proche de l’année 2035 que de l’an 2000. Si ce constat ne vous donne pas envie de prendre une Xanax, vous êtes priés de m’écrire pour me donner vos trucs de relaxation.