« Avez-vous déjà pensé à faire un article sur la culture du boys club dans le monde de la microbrasserie au Québec? […] Lorsqu’une femme s’exprime sur le sujet, on discrédite encore trop souvent son opinion justement parce que c’est une femme, et qu’on considère qu’elle ne connait pas la bière. Je ne compte plus le nombre de fois où ça m’est arrivé et où j’ai constaté ce genre de comportements sexistes. »
Voici un extrait d’un message que nous a envoyé Stéphanie*, une trentenaire montréalaise qui se définit comme une beer geek. Grande amatrice de bière depuis plusieurs années, elle fréquente les microbrasseries, les lancements et les groupes Facebook brassicoles avec énormément de passion.
Comment les femmes sont-elles perçues dans le milieu des amateur.trice.s de bière au Québec?
Bienvenue aux dames?
« Récemment, une brasserie montréalaise a lancé une bière de type smoothie. C’est un produit à base de fruits qui, une fois mis en canne, crée des gaz, m’explique Stéphanie au bout du fil. C’est anecdotique, mais cette fois-là, il y a eu un problème avec la batch et des gens en parlaient sur un groupe Facebook d’amateurs et d’amatrices de bière. J’ai donné mon avis en commentaire, en expliquant comment les gens pouvaient faire pour contrer le problème selon moi. Les calls sexistes sont devenus brutaux et la conversation a dérapé. Tellement que la conversation en question a été effacée. »
«Que ce soit sur les réseaux sociaux ou en personne, dans des événements brassicoles, on m’a souvent mansplainée»
Des histoires comme celle-là, Stéphanie en a vécu plus souvent qu’à son tour et en a constaté autour d’elle. « Que ce soit sur les réseaux sociaux ou en personne, on m’a souvent mansplainée », raconte celle qui considère avoir de bonnes connaissances, même s’il lui reste toutefois des choses à apprendre. « Même si j’essaye de leur faire comprendre qu’ils n’ont pas besoin de m’expliquer c’est quoi du houblon ou c’est quoi une IPA, beaucoup de gars ne me prennent juste pas au sérieux. »
Si Stéphanie témoigne d’une discrimination dans les événements auxquels elle assiste et les groupes Facebook sur lesquels elle réseaute, le sexisme subi par certaines femmes dans le milieu des amateurs et amatrices de bière prend également une autre forme. « Ce n’est pas rare que les mêmes gars qui te discréditent sur les groupes Facebook t’écrivent en privé pour te cruiser, déplore la beer geek. Il y a aussi des commentaires sur certains groupes privés qui vont très loin. Certains gars parlent des femmes amatrices de bière de façons très dégradantes. Genre “telle ou telle fille est-tu plottable?”, “cette fille, je veux la fourrer”. C’est déplorable, mais ça existe. »
Stéphanie ajoute qu’il lui est arrivé de contacter les administrateurs de certaines pages, afin de dénoncer des comportements problématiques. Certains ont réagi en bannissant les membres problématiques, d’autres ont passé l’éponge. « Je déplore vraiment que les femmes ne puissent pas se sentir en sécurité, alors qu’on a juste envie d’échanger sur notre passion », ajoute-t-elle, en spécifiant qu’il existe heureusement des groupes où les femmes sont davantage les bienvenues que d’autres et que la tendance qu’elle décrit ne concernent pas tous les cercles.
Les blondes, les brunes, les rousses
«Laisse-moi te dire que des gars qui essayent de t’en passer une petite vite, ça arrive régulièrement.»
Au-delà du mansplaining et de la violence en ligne, Stéphanie donne un autre exemple de ce que certaines femmes subissent. « Dans le milieu, c’est très fréquent de faire des échanges de bières », m’explique celle qui va parfois jusqu’au Vermont ou dans le Maine, aux États-Unis, pour mettre la main sur des bières rares ou particulièrement convoitées. « Les gens s’organisent sur Facebook pour s’échanger des bouteilles ou des canettes. Laisse-moi te dire que des gars qui essayent de t’en passer une petite vite, ça arrive régulièrement. »
L’amatrice de bière raconte que certains hommes ont souvent tenté de lui échanger des bières dont la valeur n’était pas équivalente aux siennes ou lui en ont apporté deux pareilles au lieu d’une variété, comme promis. « Il suffit que tu challenges un peu la personne pour comprendre qu’encore une fois, elle pense que comme tu es une femme, tu ne te rendras pas compte de l’arnaque. Je trouve ça infantilisant. »
Les anecdotes de Stéphanie, qui me les raconte non sans émotions, me rappellent le vécu des femmes qui évoluent dans le milieu des jeux vidéos et de la techno, des univers également dominés par les hommes. « Quand les gens pensent à un brasseur de bière, ils pensent à un gars barbu avec des tatous, pas à une femme », constate celle qui rappelle que pourtant, la directrice générale de l’Association des microbrasseries du Québec, Marie-Eve Myrand, est une femme. « Oui, le milieu brassicole est encore une chasse gardée masculine, mais il y a des femmes qui s’y connaissent vraiment et qui, je le souhaite, prendront de plus en plus de place! »
En guise d’exemple inclusif, Stéphanie attire mon attention sur l’initiative de Boréale « Ceci n’est pas une bière de fille », lancée officiellement le 8 mars 2021 à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes. En mars 2018, dix femmes issues du milieu brassicole québécois ont participé à une mission au Vermont afin de concevoir une bière collaborative et à leur image. Elles ont aussi eu la chance de rencontrer d’autres femmes qui occupent des postes similaires et d’en apprendre plus sur des métiers la plupart du temps occupés par des hommes.
Slutshaming houblonné
Malgré les initiatives comme celle de « Ceci n’est pas une bière de fille » ou les prises de paroles féminines de plus en plus présentes dans le milieu brassicole, certaines femmes qui s’affichent comme influenceuse de bière sur les réseaux sociaux paient le prix de leur simple présence.
« Ça fait quatre ans que j’ai lancé ma page La petite bière, raconte Émilie Leclerc, une comédienne de formation. Je suis une amatrice de bière depuis longtemps, et tant qu’à accumuler autant de connaissances, j’ai eu envie d’en faire profiter les autres. »
«Je me mets beaucoup en scène dans mes photos et les gens ont souvent utilisé ça pour me slutshamer ou discréditer mes connaissances.»
Rapidement, celle qui a aujourd’hui plus de 42 000 abonné.e.s sur Instagram a connu du succès sur les réseaux sociaux, en faisant la promotion de ses bières favorites et en s’associant à des marques brassicoles. Quand on lui demande si elle subit du sexisme en ligne, Émilie est sans équivoque. « Je me mets beaucoup en scène dans mes photos et les gens ont souvent utilisé ça pour me slutshamer ou discréditer mes connaissances. Beaucoup de gens font des commentaires sur mon corps, mes seins, au lieu de s’intéresser au contenu », raconte l’influenceuse, qui s’est retrouvée parmi les 20 influenceur.euse.s de bière à suivre selon le magazine américain Uproxx, en 2020. « Malgré ça, une gang de gars qui avait un podcast sur la bière a trouvé le moyen de dire : « J’ai juste à me mettre une craque de boules pis moi aussi je vais me retrouver dans un palmarès! » Emilie ajoute qu’à la suite de cet incident, de nombreuses femmes se sont portées à sa défense, un geste de sororité qui l’a énormément émue.
« C’était surtout des femmes américaines qui m’ont défendue, précise la trentenaire. Je trouve que les communautés de femmes dans la bière sont plus solidaires aux États-Unis et dans le Canada anglais. J’espère que les communautés de femmes au Québec vont être de plus en plus solidaires aussi. C’est tellement un petit milieu, et les gars sont tellement surreprésentés. Il faut qu’on se tienne! »
Après avoir reçu beaucoup de messages haineux sous ses publications comme en privé, Emilie Leclerc a cessé de lire les commentaires, mais elle ne compte pas fermer sa page pour autant. Elle aime trop ce qu’elle fait pour ça. Quand on lui demande ce qu’elle trouve le plus difficile, la jeune femme parle de la pression qu’elle ressent d’être irréprochable.
« Comme beaucoup de personnes ne me prennent pas au sérieux d’emblée, on m’attend au tournant : si je fais une erreur, on discrédite toutes mes connaissances. Je ne pense pas qu’un homme subirait ce même traitement », croit celle qui se considère comme une passionnée des produits locaux, heureuse de pouvoir en faire la promotion.
Qui pisse le plus loin?
« Selon moi, oui, il y a des préjugés envers les femmes dans le milieu des amateurs de bière », me répond d’emblée Alexis, un employé de la boutique Veux-tu une bière? sur Saint-Zotique à Montréal. « Au jour le jour, en boutique, on a autant de client.e.s hommes que femmes, mais c’est quand tu t’aventures dans le milieu des collectionneurs haut de gamme que la game change. Plus tu montes dans la “hiérarchie” des beer geek, plus ça devient un milieu de petits gars qui pissent le plus loin », ajoute-t-il en riant.
Le jeune homme explique qu’en effet, en tant qu’amateur de bière, il a souvent constaté que beaucoup de femmes ne sont pas prises au sérieux lorsqu’elles partagent leurs connaissances. « Je vais te passer ma collègue, elle va pouvoir te partager son expérience, je ne veux pas parler à sa place », me dit Alexis, avant de tendre le combiné à Jade.
«Quand je travaille avec un collègue gars, ça arrive souvent que les clients masculins s’adressent à lui d’abord, ou alors que je sens qu’ils me font moins confiance»
« Ça fait cinq ans que j’évolue dans le monde de la bière, explique Jade, attrapée au milieu de son quart de travail. Quand je travaille avec un collègue gars, ça arrive souvent que les clients masculins s’adressent à lui d’abord, ou alors que je sens qu’ils me font moins confiance. Même s’ils ne le disent pas, ou n’assument pas, ça se sent dans le langage corporel. Certains ne me regardent pas dans les yeux, ou se tournent naturellement vers mon collègue masculin. Ah attends, deux secondes, faut juste que je réponde à une cliente. »
À son retour, Jade affirme qu’à travers ses expériences dans le milieu brassicole, on lui a souvent fait des commentaires d’ordre sexiste, parfois sur le ton de l’humour. « Quand tu es dans le milieu de la bière, tu ne peux pas oublier que tu es une femme, ça c’est sûr », ajoute l’employée de la boutique spécialisée.
C’est sur une lueur d’espoir que se termine mon échange avec Jade. « Oui, il reste du chemin à faire, oui, les préjugés existent, mais j’en ressens de moins en moins. J’ai espoir. »
- *Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat.