On enregistre en moyenne 12 féminicides conjugaux par année au Québec. Depuis 8 semaines, 8 femmes ont été tuées par un conjoint ou un ex-conjoint. Si ce n’est malheureusement pas la première fois qu’on observe une montée de la violence faite aux femmes, celle-ci a la particularité de se dérouler en contexte pandémique. Cette tragique recrudescence n’est cependant pas totalement le fait des mesures sanitaires. Comme c’est toujours le cas avec les problèmes de société, la réalité est plus complexe.
Les réels effets du confinement
Le lien entre la pandémie qui nous afflige depuis plus d’un an et une plus grande détresse chez une partie de la population n’est plus à faire. Cependant, c’est une erreur d’attribuer la hausse des violences à une hausse des problèmes psychologiques selon Simon Lapierre, professeur à l’école de travail social de l’Université d’Ottawa. Pour le spécialiste des violences conjugales, il est dangereux de voir des liens de causalité où il n’y en a pas nécessairement: « Il faut se défaire de l’idée reçue que les conjoints violents posent ces gestes parce qu’ils sont en détresse. La pandémie n’a pas créé des conjoints violents. Cependant, la pandémie a rendu la vie facile aux hommes qui l’étaient déjà. »
«La pandémie n’a pas créé des conjoints violents. Cependant, la pandémie a rendu la vie facile aux hommes qui l’étaient déjà.»
Si l’isolement causé par les mesures sanitaires ne cause pas les féminicides, il a certainement rendu bon nombre de personnes plus vulnérables face à des violences, dont la violence conjugale. « Avec le confinement, les victimes se retrouvent 24h sur 24, 7 jours sur 7 avec leur agresseur. Ceux-ci ont beaucoup plus de facilité à les isoler et à contrôler leur quotidien ainsi », explique Simon Lapierre.
Sabrina Lemeltier, directrice de la maison d’hébergement pour femmes et enfants la Dauphinelle, est outrée par la situation, mais ne se dit pas surprise: « On l’avait prévu, que le confinement allait grandement limiter l’autonomie des personnes vulnérables. » Elle constate que les mesures sanitaires ont découragé un certain nombre de victimes de faire usage des services d’aide en violence conjugale. « On a dit qu’il ne fallait pas sortir parce que c’était dangereux. Beaucoup des femmes victimes de violence conjugale sont aussi mères et ne veulent pas courir le risque de contaminer leurs enfants, donc on comprend qu’elles aient peur d’aller chercher de l’aide à l’extérieur du foyer. »
Le danger du déconfinement
Pourquoi observe-t-on une vague de féminicides maintenant et non depuis le premier confinement? Ça a tout à voir avec le relâchement (peut-être temporaire) des mesures selon Simon Lapierre: « Ce contexte favorable pour les conjoints violents s’effrite avec l’arrivée du vaccin et le déconfinement complet ou partiel. Lorsque ces hommes-là sentent que le contrôle sur leur victime leur échappe, ils le réaffirment en faisant usage d’une plus grande violence. »
Le déconfinement encourage aussi plus de femmes à rompre avec leur conjoint violent, ce qui les expose particulièrement à être tuées par celui-ci, rappelle Sabrina Lemeltier: « Ce qu’on observe avec les derniers cas de féminicides, c’est que les victimes sont des femmes qui n’étaient pas en contact avec des ressources d’aide. Souvent, ce sont des femmes qui ne se considèrent pas comme victimes de violence conjugale et qui se retrouvent sans support et, surtout, sans évaluation de la dangerosité de leur position. »
«Elles ne veulent pas entrer dans un système judiciaire en lequel elles ne font pas confiance.»
Chez celles qui connaissent les ressources persiste encore la crainte de conséquences qu’entrainerait leur dénonciation. « Elles ne veulent pas entrer dans un système judiciaire en lequel elles ne font pas confiance, parfois avec raison. On a vu des cas où la dénonciation de la violence conjugale a été utilisée pour retirer la garde des enfants à la victime. »
L’inaccessibilité du logement
La pandémie et les mesures sanitaires ont particulièrement fragilisé économiquement les femmes, ce qui les rend plus à même de subir des violences, surtout dans un contexte de surenchère immobilière, encore plus accrut à Montréal. « En pleine pandémie, si on veut déménager soi-même et rapidement, il faut avoir beaucoup de moyens », rappelle Sabrina Lemeltier.
L’accès au logement reste problématique même dans les cas où la personne n’est plus victime de violences: « Il y a une pénurie de logements sociaux adaptés aux mères monoparentales. C’est bien beau vouloir les sortir de là, mais si après elles se retrouvent encore plus précaires, ce n’est pas mieux. » Selon la directrice de la Dauphinelle, il est capital d’intervenir pour la sécurité à court terme de ces femmes, mais aussi à moyen et long terme.
Intervenir en aval et en amont
Sachant cela, comment enrayer les féminicides? Il se trouve que des expert.e.s se sont déjà penchés sur la question en profondeur. Le rapport du comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agression sexuelle et de violence conjugale intitulé Rebâtir la confiance, paru en décembre 2020, contient tout ce dont le gouvernement a besoin pour agir selon Sabrina Lemeltier: « Les 190 recommandations du rapport devraient être la colonne vertébrale de l’action contre les violences faites aux femmes. L’expertise est là, il suffit de l’appliquer. » Il est impératif selon elle que les instances cessent de travailler en silo sur la question : « En ce moment, la violence conjugale relève de plusieurs ministères et du secrétariat de la condition féminine. Si c’était une responsabilité du comité exécutif, directement, le gouvernement pourrait agir plus efficacement et rapidement. »
«En février, on n’utilisait même pas encore le mot “féminicide” pour parler de ces meurtres. Maintenant, on reconnaît qu’elles ont été tuées parce qu’elles étaient des femmes.»
Bien que l’action gouvernementale soit nécessaire et attendue de la part des milieux d’aide aux victimes, il reste encore beaucoup de travail à faire au niveau social. « La violence conjugale, c’est un problème de société qu’on ne peut éradiquer sans aller à la racine : les rapports inégalitaires entre hommes et femmes. Il faut faire de la sensibilisation pour défaire le mythe que ça n’appartient qu’à la vie privée », rappelle Sabrina Lemeltier. Elle constate que des pas sont faits dans la bonne direction. Le 2 avril, des manifestations ont eu lieu dans toute la province pour dénoncer les féminicides. « En février, on n’utilisait même pas encore le mot “féminicide” pour parler de ces meurtres. Maintenant, on reconnaît qu’elles ont été tuées parce qu’elles étaient des femmes. On sent que le paradigme change. »