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Faut-il être masochiste pour devenir prof en 2023?

On a posé la question à de futures enseignantes.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Pénurie de profs, manque de ressources, conditions de travail périlleuses, bras de fer avec le gouvernement, classes surpeuplées : le milieu scolaire va mal en simonaque.

Dans ce contexte chaotique, j’ai décidé d’aller à la rencontre des futurs profs pour leur poser LA question qui s’impose : « ES-TU MALADE?!? »

Sans blague, comment peut-on garder sa motivation sur les bancs d’école à l’heure où le milieu de l’éducation brûle? Comme je partage un lit queen avec une prof au primaire, je suis aux premières loges pour témoigner de leur désarroi.

Je me suis donc rendu à Québec passer une couple d’heures avec des étudiantes* de l’Université Laval inscrites en enseignement primaire.

*Le féminin l’emporte clairement sur le masculin, avec trois-quatre gars sur une cinquantaine de filles lors de mon passage.

Pourquoi la capitale? Simplement parce que j’ai soumis une requête identique à l’UQAM, mais le département des communications m’a dit que cette mission sur le terrain « ne sera pas possible ».

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De quoi avez-vous peur, l’UQAM, au juste? QUE J’ÉGORGE DE FUTURS PROFS!? Pas de danger, je suis conscient de leur rareté et d’avis qu’elles méritent plus que quiconque de se voter une augmentation salariale de 30 %, à l’instar des députés provinciaux.

« Les enfants, c’est notre futur »

La salle de classe du pavillon J-A De Sève est grande, moderne, à aire ouverte. Les bureaux sont éparpillés en grappes. Le cours du matin vient de finir et quelques étudiantes demeurent en classe pour des travaux d’équipe. Les enseignantes Martine et Elsa demeurent à leur disposition.

Je m’installe à une table avec Loïka Boisclair et Élisabeth Giguère, âgées dans la jeune vingtaine.

Tout de go, je leur demande pourquoi elles ont choisi l’enseignement à l’heure où les mauvaises nouvelles s’empilent dans les médias.

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Mais Élisabeth ne se laisse pas ébranler par le climat actuel. « Les enfants, c’est notre futur. C’est important de les préparer à être des citoyens, ils vont reprendre notre monde », résume l’étudiante avec noblesse.

Élisabeth voulait être policière en milieu scolaire. Elle a même complété sa formation pour servir et protéger. « J’ai réalisé que je voulais être avec les élèves, tout court. J’ai toujours eu un amour profond pour les enfants », avoue-t-elle, candide.

Loïka sait depuis l’enfance qu’elle finirait devant une salle de classe, après être tombée dedans quand elle était petite. « Ma mère est prof et je jouais à la prof avec mon petit frère. Je sais dans quoi je m’embarque », croit-elle.

Même sa mère a un peu tenté de la raisonner. « Elle me dit : “mais qu’est-ce que tu fais?!”, mais je sais grâce à elle qu’il y a des années plus difficiles que d’autres en enseignement. [Ma mère] est quand même fière de ce que je fais, mais me suggère de faire attention. »

Les deux filles grimacent lorsque j’évoque la proverbiale « vocation », qui semble conforter certains dans l’idée de voir des profs endurer des conditions merdiques sous le prétexte de la passion du métier.

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« Il faut aimer nos enfants, être avec eux, mais aussi composer avec la pression. J’ai une amie qui a lâché à cause de la charge de travail, les conditions et le manque de reconnaissance », explique Loïka, consciente qu’environ 20 % des nouveaux profs démissionnent durant les cinq premières années de leur carrière.

Élisabeth a beau être formée pour faire respecter l’ordre, elle appréhende quand même le moment où elle se retrouvera seule en classe. Elle en a un avant-goût dans le stage qu’elle suit présentement. « C’est une école assez difficile. J’ai quatre élèves avec des difficultés d’apprentissage et un allophone… », énumère-t-elle, craignant notamment le manque criant de ressources.

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Loïka ne cache pas son exaspération en entendant le ministre Drainville promettre « un adulte par classe » pour la rentrée scolaire. « C’est insultant. J’ai une base en enseignement et je trouve qu’il me manque plein d’expériences pour gérer une classe. »

Élisabeth abonde dans le même sens, dénonçant au passage la futilité de certains débats dans les médias à l’heure actuelle. « Pour les toilettes non genrées, je pense que le gouvernement peut mettre son attention ailleurs », raille-t-elle.

Gérer la classe est une chose, mais la gestion des parents est un autre chantier que redoutent ces aspirantes profs. « Certains voient le prof comme un ennemi. On devrait plutôt faire équipe avec eux », espère Loïka. « Ils doivent travailler avec nous, pas contre nous », renchérit Élisabeth.

L’impact des bons profs

De son côté, Alexine Giroux dit puiser sa motivation dans le bordel ambiant. « Ça prend de bons profs pour nos enfants! Il ne faut pas négliger leur impact dans leur vie! », lance-t-elle, flanquée d’Audrey-Rose Lebel et Alycia Pageau.

« Depuis que je suis toute petite, c’est ce que je veux faire dans la vie. Même si j’ai l’impression que c’est de pire en pire, je ne sais pas ce que je ferais d’autre », laisse tomber Audrey-Rose.

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Même chose pour Alycia, qui a toujours su qu’elle serait prof. « Mais je sais que ça sera pas facile, il y a déjà des étudiantes qui ont abandonné en réalisant que ça ne serait pas pour elles… »

À l’autre extrémité de la table, Anne-Sophie Germain s’est pour sa part cherchée avant de se lancer dans l’enseignement.

Elle a même été voir une conseillère en orientation. « On a dealé que j’adorais les enfants, l’aspect ludique et un revenu fixe. Depuis, c’est l’amour, je suis passionné et je capote ma vie! », louange-t-elle au sujet de ce coup de foudre scolaire.

Elles aussi ont du mal avec le terme « vocation », constatant avec leurs premiers stages que la gestion de classe n’est pas faite pour tout le monde. « Je trouve qu’il y a une dévalorisation du métier. Mon chum mécanicien ne pourrait pas gérer une classe », peste Audrey-Rose.

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Anne-Sophie constate déjà l’ampleur des besoins. Elle n’a pas encore terminé ses études qu’elle sent qu’on l’attend de pied ferme. « On m’a acceptée comme suppléante juste avec mon inscription, sans même passer de tests, d’entrevue ou de vérification d’antécédents (criminels) », confirme l’étudiante.

Dealer avec les parents est ce qui stresse le plus Alycia. Une angoisse partagée autour de la table. « En stage, un jeune a déchiré son examen devant moi et la direction m’a demandé d’appeler les parents pour leur annoncer qu’il faudra reprendre. J’avais jamais fait ça…», explique Anne-Sophie, qui redoute le zèle de certains parents.

« On m’a aussi déjà embarré dans une classe, dit “ta gueule” et j’ai eu des cas sévères de comportement. C’est stressant de perdre le contrôle », admet-elle.

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« Moi j’ai peur que des parents m’écrivent via Messenger les soirs ou les fins de semaine », renchérit Audrey-Rose.

La pression et la charge mentale sont aussi des aspects préoccupants de sa future job. Pour les conditions salariales, ça va. « C’est pas si un salaire de crève-faim non plus! », nuance-t-elle.

Deuxième chance

Amélie Bélanger et Lynda Roy partagent une réalité un peu différente de leurs camarades. Âgées respectivement de 33 et 40 ans, les enseignantes en herbe ont accumulé du vécu avant d’atterrir ici. « J’avais commencé mon bac en 2015, mais j’avais été découragée par le climat de travail », relate Amélie, qui a eu deux enfants avant de reprendre le chemin des classes.

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Même si la situation actuelle ne s’apparente en rien à un conte de fées, Amélie est déterminée à aller jusqu’au bout. « J’ai eu une sorte d’illumination. Je suis bonne dans mes interactions avec les enfants, ça fitte avec ma personnalité », assure-t-elle avec aplomb.

Lynda a pour sa part roulé sa bosse quelques années en éducation spécialisée, avant de décider de devenir prof. « Ça m’a amené à côtoyer des enfants, en plus des trois miens. J’ai envie de contribuer avec ma chaleur et mon dynamisme. J’ai déjà appris à des enfants à compter en leur lançant des ballons dans la classe », raconte Lynda, convaincue d’être sur son X malgré les embûches qui se dressent sur sa route.

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Les deux étudiantes estiment que leur génération de profs se distinguera par une approche moins axée sur les résultats scolaires. « On va leur montrer [aux élèves] comment avoir confiance en eux au-delà du QI, en tenant compte aussi de tous les facteurs externes!», lance Amélie. « On peut aussi essayer de rendre l’école un peu plus l’fun, pour contrer le décrochage scolaire », ajoute Lynda.

Finie la cote R

Si Amélie et Lynda peuvent étudier avec des backgrounds variés, loin des prérequis traditionnels exigés ailleurs, c’est grâce à une vision d’inclusivité mise de l’avant par la Faculté des sciences d’éducation.

C’est la vice-doyenne Christine Hamel qui est l’architecte de cette stratégie, avec l’appui indéfectible de la doyenne Anabelle Viau-Guay. « On a pris la décision en 2016 d’arrêter de demander une cote R de rendement pour l’admission. On cherchait de la diversité dans nos profils », justifie Christine Hamel.

L’idée de démocratiser l’accès s’est avérée extrêmement payante pour la Faculté, qui enregistre cette année record d’admission en enseignement primaire/secondaire. Une grande source de fierté pour la doyenne Anabelle Viau-Guay. « On a 27 % plus d’admissions depuis cinq ans (2 385 en 2023 contre 1 881 en 2019) », calcule-t-elle, ajoutant assister au retour des grosses cohortes.

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De toute évidence, l’actualité n’a pas ici un effet refroidissant sur la relève. Les deux femmes bombent un peu le torse, avec raison. « C’était précurseur pour permettre l’admission d’hiver, les études à temps partiel et se débarrasser de la cote R. Plusieurs étudiants étrangers viennent aussi chercher leur diplôme ici », s’enorgueillit Christine Hamel.

Pour la doyenne, les jeunes d’aujourd’hui sont vite lancés dans le bain, dans des situations complexes. « Les enjeux de violence apparaissant plus tôt, la collaboration est importante. »

Anabelle Viau-Guay lève son chapeau aux jeunes qui se lancent dans le métier en 2023, même avec de forts vents dans la figure. « C’est la base d’une société. Heureusement, l’intérêt est encore là! »

Christine Hamel ajoute qu’au pire, l’enseignement peut certainement ouvrir d’autres portes.

« Si t’es capable de mettre une classe d’ados à ta main, il n’y a plus grand-chose qui peut t’impressionner ensuite », résume-t-elle, sourire en coin.

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Les deux femmes ne tarissent pas d’éloges envers les cohortes actuelles. « Je pense qu’elles vont nous amener plus loin au niveau de la diversité, dans la gestion de l’anxiété, avec toutes sortes d’idées comme faire du yoga avec les enfants. Elles ont une grande préoccupation du bien-être de l’enfant et sont davantage capables de mettre leurs limites », observe Anabelle Viau-Guay.

Sa collègue approuve. « Je trouve qu’elles se tiennent debout et c’est peut-être ça qui va amener des changements! Elles veulent laisser tomber le “madame”, ont des tatouages, des cheveux de plein de couleurs et se donnent le droit d’être elles-mêmes. Dans mon temps, il fallait encore cacher nos tatouages… »

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présentes malgré les doutes

De retour en classe, les enseignantes Martine et Elsa poursuivent leur cours sur le concept de la compétence. Les étudiantes pianotent sur leur ordinateur portable, lèvent la main lorsque demandé.

On sent une certaine frénésie. « Pourquoi fait-on faire des examens aux élèves? Pour satisfaire les parents, leur donner une preuve de réussite? », demande une étudiante, ce qui suscite plusieurs réflexions intéressantes.

L’enseignante Martine explique que les stratégies d’évaluations font toujours jaser et promet d’y revenir plus tard, après les travaux d’équipe.

J’en profite pour m’asseoir avec Laurie Roy, Cassandra Trudelle, Lorie-Ève Thibault et Dorothée Labbé.

Cassandra avoue s’être récemment remise en question en voyant le triste portrait qui était dépeint de son futur milieu de travail.

« Mais j’ai confiance qu’on va trouver des solutions », soutient-elle.

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Même son de cloche chez Laurie. « J’ai eu de gros doutes, c’est toujours là, mais on passe par-dessus », confie l’étudiante, qui avait de l’expérience en garderie avant de poursuivre en enseignement. Lorie-Ève et Dorothée ont toujours voulu être profs, mais refusent de se mettre de la pression.

La première admet toutefois que la perspective de se retrouver seule en classe sans ressource l’effraie un peu. « Ça fait peur, surtout pour des élèves avec des besoins particuliers », admet Lorie-Ève.

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Quant à Laurie, elle ne cache pas que l’idée d’être perpétuellement fatiguée l’angoisse un peu.

Si je me fie à ma blonde, les nouvelles ne sont pas bonnes dans ce chapitre. Le travail déborde des heures de classe et les congés s’apparentent plus à une convalescence qu’autre chose.

Je quitte l’université sur une note d’espoir, en me disant qu’il faudrait parfois prendre des nouvelles du milieu de l’enseignement ailleurs que dans les médias.

Juste pour se rappeler à quel point notre avenir est entre de bonnes mains.