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« Faut être un clan social autour de ces enfants-là »

Les orphelins et orphelines des féminicides sont souvent laissés à eux-mêmes.

Par
Violette Cantin
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« Les ressources ne sont pas venues à moi alors que dans ces moments-là, t’as vraiment besoin de te faire prendre par la main. »

Au bout du fil, Mélissa* fouille dans sa mémoire pour se souvenir des étapes qui ont suivi le meurtre de sa mère il y a quelques années. C’est le père de Mélissa et conjoint de sa mère qui a commis l’irréparable.

Des souvenirs un peu flous, encore noyés dans l’incompréhension. Normal lorsque le plancher glisse sous nos pieds et qu’on a plus rien pour s’accrocher. « J’avais besoin de me faire prendre par la main et c’est ma mère qui était là d’habitude pour gérer beaucoup de choses. Je suis devenue une adulte à ce moment », confie avec aplomb celle qui avait tout juste atteint l’âge de la majorité au moment du féminicide.

Elle se rappelle avec une pointe d’amertume avoir dû quémander de l’aide, en plus de devoir composer avec le traumatisme lié à l’événement. « L’IVAC [Indemnisation des victimes d’actes criminels] me donnait vingt séances de psychothérapie ou quelque chose de même, dit Mélissa. J’ai su des années plus tard que j’avais aussi droit à une compensation financière, mais ça ne m’a pas été proposé d’office. Je n’avais pas d’expérience, je ne savais rien et juste mettre la main sur les documents exigés me demandait beaucoup. »

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Elle se souvient que des policiers l’ont aiguillée vers des ressources, mais le seul organisme à s’être montré réellement proactif selon elle est l’Association des familles de personnes assassinées ou disparues (AFPAD), qui l’a approchée pour lui proposer de l’aide.

Créer un tissu social autour des enfants

Le témoignage de Mélissa fait écho aux critiques émises non seulement par des proches interrogé.e.s dans notre reportage, mais aussi par le milieu communautaire, qui réclame un meilleur arrimage des services et une prise en charge plus efficace des victimes déjà traumatisées par ces drames terribles.

«Ces enfants doivent du jour au lendemain dealer avec un traumatisme. Il faut s’organiser pour créer un tissu autour de ces victimes collatérales directes.»

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Malgré l’existence des services comme les Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) et la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), le milieu communautaire dénonce le manque de cohésion et les embûches administratives.

« Ces enfants doivent du jour au lendemain dealer avec un traumatisme. Il faut s’organiser pour créer un tissu autour de ces victimes collatérales directes », estime Sabrina Lemeltier, directrice générale de La Dauphinelle et présidente de l’Alliance des maisons d’hébergement de 2e étape pour femmes et enfants victimes de violence conjugale.

Si elle reconnaît que la CAQ marque des points avec son projet de loi 15, Mme Lemeltier souligne que le Québec accusait un retard par rapport aux autres provinces et que le travail ne fait que commencer. « Il s’agit d’une avancée majeure, mais là, on est à l’étape de la cohérence. C’est pas normal qu’une victime déjà en trauma doive investir des heures à se trouver un psychologue », dénonce la directrice, qui compte dans son équipe une employée qui consacre l’essentiel de son temps à trouver des psychologues qui acceptent de travailler avec l’IVAC.

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« C’est moins payant pour eux [les psys] qu’en pratique privée et ils doivent demander un remboursement. En plus, tous les psys ont des listes d’attente phénoménales, il faut augmenter leur nombre dans le réseau public », croit Sabrina Lemeltier, également d’avis que les CAVAC pourraient se montrer plus proactifs en dirigeant les victimes vers les bons endroits de manière automatique.

« Le milieu de la violence conjugale a reconnu notre expertise, mais on ne crie pas victoire. Il faut que l’institutionnel arrive à travailler avec le communautaire », résume enfin Sabrina Lemeltier.

Il y a quelques semaines, plusieurs organismes communautaires ont tenu un point de presse virtuel pour protester contre l’absence de prise en compte de la violence conjugale dans le projet de loi déposé par le ministre Lionel Carmant.

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Plusieurs voix s’étaient alors élevées pour dénoncer le manque de synergie entre les ressources relevant du gouvernement. « Il faut arrêter de travailler en silo », martelait Chantal Arsenault, du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.

«Les enfants doivent être mieux épaulés. Faut être un clan social autour de ces enfants-là.»

Elle ajoutait que l’histoire avait malheureusement prouvé que la violence existe même lorsque la DPJ est impliquée dans le dossier. Sans compter le manque actuel de reconnaissance pour la violence existant après une séparation, lorsque les enfants se retrouvent coincé.e.s au cœur d’une relation toxique. « Les enfants doivent être mieux épaulés. Faut être un clan social autour de ces enfants-là. L’IVAC et les autres ressources doivent être déployées et à long terme », résumait Mme Arsenault.

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À la tête de la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, Manon Monastesse insistait de son côté sur l’urgence d’installer un filet autour de ces enfants marqués de manière indélébile. « Faut pas oublier que les pères sont souvent en prison et que ces enfants sont privés de leurs deux parents, soulignait-elle. On est à la croisée des chemins, les intervenants [de la DPJ] doivent tenir compte de cette réalité, au-delà du maintien du lien entre le père et l’enfant. »

Enfin, Sylvie Lévesque, de la Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec, dénonçait le manque criant de personnel et de financement de plusieurs organismes spécialisés, qui pourraient justement contribuer à créer ce filet de sécurité autour de ces enfants.

Nos demandes d’entrevue au CAVAC sont restées sans réponse.

Le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux Lionel Carmant – responsable du dossier de la DPJ – n’a pas non plus donné suite à nos demandes d’entrevue.

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En plus de lui demander ce qui est concrètement fait pour épauler les orphelin.e.s des féminicides en leur évitant de se perdre dans des dédales bureaucratiques, nous aurions souhaité savoir où en était justement l’une des résolutions enchâssées dans le Plan d’action gouvernemental en matière de violence conjugale déposé en 2018.

« Action 30 : Élaborer un outil à l’intention des intervenantes et des intervenants du réseau de la santé et des services sociaux appelés à agir rapidement en postvention, c’est-à-dire auprès des personnes touchées par un homicide intrafamilial », peut-on lire dans le volumineux rapport.

Un conseiller en relations publiques de l’IVAC nous a pour sa part envoyé par courriel la procédure à suivre pour obtenir l’indemnisation des familles des femmes victimes d’un féminicide.

il «n’existe aucun service particulier pour les enfants des mères victimes de féminicides».

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L’IVAC offre effectivement « des séances de psychothérapie et/ou de suivi psychosocial pour un maximum de 30 séances […] ainsi qu’une somme forfaitaire en cas de décès ».

On précise toutefois qu’il « n’existe aucun service particulier pour les enfants des mères victimes de féminicides. »

Conformément aux témoignages de proches et de victimes colligés dans cette enquête, il incombe effectivement à l’enfant ou à ses proches de trouver un.e professionnel.le de la santé avec qui il ou elle pourra effectuer les séances de thérapie offertes.

« L’IVAC peut diriger l’enfant vers des ordres professionnels qui, eux, pourront diriger l’enfant vers des professionnels de la santé qui sont spécialisés auprès de la clientèle enfant », précise-t-on du côté de l’IVAC.

Difficultés de communication

Nos difficultés à obtenir de l’information auprès de l’IVAC n’étonnent pas Éric Boudreault, père de Daphné Huard-Boudreault, victime d’un féminicide en 2017. Dans un combat juridique médiatisé, le père de la jeune femme s’était rendu jusqu’au Tribunal administratif du Québec pour que lui, sa conjointe et la mère de Daphné soient reconnu.e.s comme des victimes à part entière et non comme des « proches de victimes ».

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Et selon l’expérience de M. Boudreault, les traitements réservés en fonction du statut diffèrent de manière flagrante. « Quand j’étais considéré comme “proche de la victime”, c’était l’enfer avec l’IVAC, c’était une maison de fous », déplore-t-il. Envoi de documents médicaux par fax, bureaux souvent fermés : la communication était quasi impossible. « À partir du moment où on a eu le statut de victime, on a eu une agente, tout était plus simple », explique-t-il.

Éric Boudreault a mené un combat juridique d’envergure pour être considéré comme une victime, puisqu’il est arrivé sur les lieux du drame à peine quelques minutes après le meurtre de sa fille. Mais les enfants des femmes victimes de féminicides n’ont pas forcément droit au statut de victime, et ils et elles n’ont pas toujours les ressources pour contester leur statut. Dans cette marée bureaucratique, impossible de ne pas se sentir submergé.e.

Malgré tout, l’espoir

C’est par un mercredi soir frisquet que plus d’une centaine de personnes convergent vers le restaurant Sauvage, dans le Vieux-Port de Montréal. Exactement un an après le meurtre de Rebekah Harry le 23 mars 2020, dont son conjoint est accusé, sa famille lance une fondation en son nom, la Rebekah Love Foundation.

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Au restaurant, l’ambiance est énergique même si, bien sûr, le spectre de la tragédie plane. Faire oeuvre utile malgré l’horreur, voilà la mission que la famille de la défunte jeune femme semble s’être donnée.

«Si on réussit à aider ne serait-ce qu’une personne, ce serait immense.»

« Notre but ultime serait de parler avec le ministère de l’Éducation pour implanter un programme de prévention contre la violence conjugale dans les écoles », explique Teddy, le frère de Rebekah.

Sa sœur, Sarah-Lisa, croit aussi que la clé pour mettre un terme aux féminicides se trouve dans l’éducation. « Si on apprend des notions concernant la violence conjugale à l’école, on peut mieux remarquer certains comportements anormaux en grandissant », relève-t-elle.

Sarah-Lisa Harry
Sarah-Lisa Harry
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Le propriétaire du restaurant, Mat, a accepté de prêter son local à la famille pour la soirée. Des proches de la famille, des ami.e.s et même le fils de Rebekah conversent tandis qu’un diaporama affiche des photos et des vidéos de la jeune femme.

« Si on réussit à aider ne serait-ce qu’une personne, ce serait immense », évoque Sarah-Lisa.

Ce soir-là, au restaurant, il subsiste une forme d’espoir. Comme si résonnait dans la vaste pièce le rêve d’un monde où les hommes arrêteront de tuer les femmes.

Parce qu’au-delà des vœux pieux, des projets de loi et de la paperasse, faciliter la vie des orphelin.e.s des féminicides demande des efforts collectifs et institutionnels urgents.

*Prénom fictif

***

Quelques ressources :

SOS violence conjugale

1 800 363-9010

Ligne québécoise de prévention du suicide

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1 866 APPELLE (277-3553)

Tel-Jeunes

1 800 263-2266