Faire l’épicerie tout seul

J’aime ça faire l’épicerie. L’odeur de la charcuterie. Les tounes de Marie-Mai. L’invasion momentanée dans le quotidien des gens. Et puis égayer timidement des journées, avec un sourire coincé, dans le rayon des surgelés.

Au-delà de tout ça, je trouve l’exercice super valorisant. C’est la seule vraie tâche d’adulte de laquelle je m’acquitte vraiment. L’unique routine que je respecte, c’est mon épicerie le jeudi. Il y a quelque chose de gratifiant : une autre période d’alimentation bien calculée, où t’as vidé ton frigo en très exactement sept jours.

C’est bien maudit, par contre, parce que je suis pas ben bon pour la faire. D’abord, je suis pas méthodique. Je devrais me faire une liste mais je le fais pas. À la place, je fais juste errer de rangée en rangée en me demandant «Qu’est-ce que ça mange, donc, un humain…»

De toute façon quand j’essaye de faire des listes ça finit toujours en haïku

Le plus gros défi : les étagères. J’sais pas si vous avez remarqué, mais les meilleures affaires sont toujours sur les tablettes du haut. J’ai donc développé de savantes tactiques pour respecter ET ma courte portée ET le Guide alimentaire canadien.

D’abord, j’ai stratégiquement substitué certains aliments pour d’autres placés plus bas. Ainsi, mon menu se compose nécessairement de croissants, pas de bagels. Je bois systématiquement du Natrel et pas du Québon. Je me contente des Oreo simple crémage parce qu’ils sont une rangée plus bas que les double crémage.

Mais des fois j’ai pas le choix d’acheter certains produits. Les brosses à dents par exemple sont toujours super hautes. J’ai alors concocté une ruse qui consiste à synchroniser mon arrivée dans le rayon des produits nettoyants avec celle d’un commis. L’idée est d’éviter d’attendre dix minutes que quelqu’un passe par là pis que je paraisse vraiment en détresse. Je me faufile dans la rangée précédente, pis j’observe subtilement les erres d’aller d’un des employés. Avec un peu de chance, il sera sur une run et s’il respecte l’itinéraire prévu, j’ai juste à coordonner nos déplacements et lui demander de l’aide. Le plus naturellement possible.

Samedi passé, par contre, j’ai été complètement déstabilisé. Je faisais pas mon épicerie, j’allais seulement m’acheter de la IPA pis des Doritos. J’étais devant l’étagère des chips quand une belle brune m’interpelle : «Excuse-moi…»

OH MY GOD ENFIN QUELQU’UN QUI ME RECONNAÎT DE PAR MON BLOGUE!!!!!!!!!!!! ME DIS-JE.

«Je peux-tu t’aider?»

«Euh… nonon, scuse… je fais juste hésiter entre Piment Infernal pis Cheddar, là… je vais prendre Cheddar…»

Colice Kéven. T’es bin épais.

«Non, je veux dire, à faire ton épicerie, veux-tu de l’aide?»

«Oh t’es vraiment gentille, mais non… En fait j’ai terminé. Je m’achetais juste ça… ben je veux dire, je m’alimente pas juste de Doritos là. C’est juste j’ai déjà fait mon épicerie jeudi passé. Mais j’ai plein d’autres affaires dans mon frigo!»

«Ok! C’est que j’avais fait un exercice quand j’étais à l’école en fauteuil roulant, pis je sais que c’est vraiment pas évident…»

OH MY GOD T’ES SÛREMENT GENRE ERGOTHÉRAPEUTE POUR ÊTRE SENSIBILISÉE DE MÊME À MA RÉALITÉ C’EST CUTE, PENSAIS-JE À TUE-TÊTE.

«Ouais, ben, ah… merci. Peut-être la prochaine fois?»

«De rien! Bonne journée!»

ATTENDS! JE FAIS MON ÉPICERIE À TOUS LES JEUDI MÊME PLACE 5H PIS JE POURRAIS ENFIN AVOIR DES DOUBLE CRÉMAGE SI T’ÉTAIS LÀ.

Elle est partie, pis je l’ai épiée comme le méga creep que je suis. Elle a demandé à un commis section bières «En avez-vous à la framboise?» PIS MÊME SON GOÛT ABSOLUMENT INFECT POUR LA BIÈRE M’A PAS DÉRANGÉ. On a payé dans des caisses voisines et, dans l’espoir de la recroiser à la sortie, j’avais synchronisé nos places dans la file d’attente. Mais la vie, alias un vieux crisse qui voulait pas choisir son paquet de cigarettes, en a voulu autrement.

Quand je suis sorti elle était déjà loin, en vélo, sa caisse de bières derrière elle. Je l’ai regardé partir. Comme un kid regarde un ballon d’hélium s’envoler après qu’il lui ait filé entre les doigts. Pis j’ai voulu crier «ALLÔ! Ça existe peut-être, d’la IPA à la framboise!». Mais je l’ai pas fait. Pis j’suis rentré bouffer mes Doritos tout seul.