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Faire de son deuil une performance artistique pour aider les autres

Un autre article de la série Angle Mort.

Par
Gabrielle Anctil
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Que feriez-vous si quelqu’un que vous aimez décédait dans un espace public? Tenteriez-vous d’éviter l’endroit? Au contraire, peut-être deviendrait-il un lieu de pèlerinage?

C’est une question à laquelle l’artiste interdisciplinaire Mélanie Binette a tenté de répondre après que son père soit mort d’une crise cardiaque à la Place des Arts en 2002, juste comme sa famille allait voir un spectacle d’Yvon Deschamps. Dix-sept ans plus tard, le lieu est encore chargé d’émotions pour elle.

Pour réussir à traverser le deuil, Mélanie Binette a décidé de créer son propre rituel, la performance artistique Errances, où elle invite un spectateur à la fois à la suivre, main dans la main, alors qu’elle parcourt les corridors où elle a vu son père vivant pour la dernière fois. Au cours de la balade, une narration audio vient juxtaposer l’histoire personnelle de l’artiste à celle de la Place des Arts. Le résultat est une expérience profondément intime, émouvante et parfaitement juste.

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Surtout, l’artiste vient combler un vide qui se fait de plus en plus sentir autour de nous : le manque de rituels entourant la mort. En témoigne l’intérêt qu’a suscité sa performance auprès de gens traversant eux aussi un moment similaire : « plusieurs personnes qui sont venues à ma performance avaient elles aussi perdu quelqu’un dans un espace public. Pour elles, de participer à Errances était un moyen de projeter leur propre deuil dans le mien et de le vivre autrement, » explique l’artiste.

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Vivre son deuil en 2019

Le deuil semble avoir la cote ces temps-ci. À tout le moins, plusieurs initiatives tentent de lui retirer son aspect lugubre en offrant aux intéressés un espace pour en discuter sans tabou. C’est le cas notamment des Death Cafés, des rencontres organisées pour « manger des gâteaux, boire du thé et parler de la mort, » dixit le site Web de l’organisation. À l’université McGill, ces événements attirent des dizaines de gens, depuis les simples curieux jusqu’à ceux qui, suite à une maladie ou un événement soudain, veulent mieux face à leur propre mort.

D’autres tentent d’inventer leurs propres rituels, du plus intime, comme un tatouage dont la symbolique nous rappelle la personne décédée, au plus collectif, comme les cérémonies de Vélo fantôme organisées en mémoire de cyclistes décédés sur la route (note : je fais partie du collectif qui les organise à Montréal). Ou même d’inventer des façons de s’en prémunir, comme l’avait fait l’artiste Patsy Van Roost, la « fée du Mile-End », en 2015 avec sa cérémonie de bénédiction des vélos, afin de protéger les cyclistes sur la route.

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Sortir de la solitude

Mélanie Binette croit tout de même qu’il reste beaucoup de travail à faire pour vaincre le tabou de la mort. « Le deuil, dans notre société occidentale, est souvent vécu de façon très solitaire. Je pense qu’il y a une grande force de solidarité d’endeuillé. e. s qui se dégage de cette performance et qui permet, à travers le partage d’expériences, de se faire du bien, » explique-t-elle. Elle s’étonne aussi de la difficulté qu’elle a rencontrée pour obtenir des subventions pour sa performance : « on me disait que mon projet était trop morbide. Ces gens-là ont-ils vu Hamlet? Antigone? »

En décidant d’offrir son deuil en performance, Mélanie Binette veut mettre derrière elle une douleur qu’elle porte depuis longtemps.

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En décidant d’offrir son deuil en performance, Mélanie Binette veut mettre derrière elle une douleur qu’elle porte depuis longtemps. Du même coup, elle offre une idée au monde : et s’ils devenaient une source d’inspiration? « Cette performance est aussi une incantation, une tentative de communiquer avec les morts. Un des itinérants qui me voit toujours passer m’a surnommée la sorcière. Je trouve que ça me va bien. »

Peut-on transformer notre douleur en art? De toute évidence, oui. Alors que nous en sommes à vouloir créer nos propres rituels, ce seront peut-être les artistes qui pourront nous inspirer, en nous guidant par la main.