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Faire de la cam tout en habitant chez maman
Moins 15 degrés. Comme trame sonore, neige qui craque et talons de bottes Dr Martens qui claquent au sol. Les miennes. Quartier résidentiel au nord de la ville. Dans la rue, aucune voiture, aucun piéton, juste le froid polaire d’un 31 janvier qui givre toute envie d’aller se chercher un wrap du travailleur sans bacon d’un Tim Horton’s près de chez vous.
Ma destination est juste là, au coin d’une intersection déserte. Plus je me rapproche et plus je me demande à quoi il va ressembler. Petit brun aux yeux de jais ? Rouquin, frickles et gros biceps ? Pas le temps de cogiter là-dessus que, déjà, je m’étire le poing pour venir le cogner à répétition sur la porte d’entrée.
Avant même que je puisse lui balancer mes plus sincères excuses de gars qui feel vraiment cheap d’être arrivé six minutes en retard, il me met son téléphone cellulaire sous le nez. On peut y lire « fais attention à ce que tu dis, ma mère est là.
On m’ouvre instantanément. Grand blond aux yeux bruns. J’étais pas loin. Beau bonhomme, à part de ça. 14 h 36. Je suis en retard de six minutes. C’est sûrement Alex*. Avant même que je puisse lui balancer mes plus sincères excuses de gars qui feel vraiment cheap d’être arrivé six minutes en retard, il me met son téléphone cellulaire sous le nez. On peut y lire « fais attention à ce que tu dis, ma mère est là. Si elle te pose des questions, tu lui diras que c’est pour un projet d’école ». Et ben… Sa mère ne le sait pas. C’est bien noté. Elle est d’ailleurs juste là, derrière lui, penchée par-dessus l’évier. Alex m’invite à venir discuter dans sa chambre, au deuxième étage. Au moins, là, on va avoir la paix.
Étudiant à temps plein en génie à la polytechnique, Alex est un travailleur du sexe qui opère sur internet. Il ouvre la porte de sa chambre (et de son bureau par la même occasion) pour laisser apparaître la chambre typique d’un jeune universitaire. Pink Floyd sur le mur du fond. « Chimie moléculaire » et « chimie organique » écrites au feutre sur un tableau blanc accroché au mur droit. Alex se lance sur son lit double.
« C’est ma blonde de l’époque qui m’a initié à ça, avance-t-il, étendu de tout son long, tandis que je me trouve une place sur une chaise recouverte de vêtements sales. Elle l’avait déjà fait et tant qu’à coucher ensemble, pourquoi pas se filmer et le mettre sur internet ? » Pas bête. Tellement pas bête que, depuis deux ans, c’est sur Chaturbate qu’il publie ses ébats amoureux ; un site pornographique de streaming en direct. « C’est comme masturbate, mais avec chatter », qu’il m’explique. Excellent truc mnémotechnique, Alex.
«C’est ma blonde de l’époque qui m’a initié à ça. Elle l’avait déjà fait et tant qu’à coucher ensemble, pourquoi pas se filmer et le mettre sur internet ?»
Et de ce que j’en comprends, tous ceux et celles qui veulent devenir pornstar du dimanche peuvent le faire. Tout ce que ça prend, c’est un peu de volonté et un numéro de compte en banque. Donc, pas question d’auditions, et, surtout pas question de centimètres ? Il rit. Non, pas question de tout ça. Après une vérification d’identité sommaire, les spotlights du monde pornographique se braquent sur nous. Une fois inscrit, le principe est plutôt simple. « La base, ce sont les tokens et ce sont les personnes qui regardent ton live qui t’en donnent, commence Alex. Après ça, chaque action que tu fais vaut un certain nombre de token ». Il explique que tout fonctionne selon un système de paliers. Chaque « niveau » équivaut à un nombre de tokens que les spectateurs doivent débourser. Par exemple, si un fervent admirateur veut voir Alex et sa copine s’embrasser, il devra leur verser la somme de cinq tokens, et dix s’il veut que le couple soit nu, 200 pour une fellation, et ainsi de suite.
Selon lui, le secret est de commencer la session très sobrement, pour ensuite augmenter l’intensité. « Si tu donnes trop vite ce que les spectateurs veulent, ils n’ont plus de raison de t’envoyer des tokens… » J’avoue. Business 101. Et il me dit que si ce principe est bien appliqué, c’est là qu’on commence à faire beaucoup d’argent. Et parlant d’argent, combien est-ce qu’il en fait, lui ?
« En moyenne, ma blonde et moi devions faire 300 dollars en deux heures, mais ça dépend de beaucoup de choses. Ça dépend si ce qu’on nous demande de faire est payant ». J’en profite pour prendre la gigantesque balle au bond en lui demandant ce qui est le plus lucratif, justement ? Il laisse échapper un rire nerveux. Ma question le gêne. C’est à mon tour de laisser sortir un petit rire de petit garçon. On recule dans le temps, comme si on était redevenu deux prépubères gênés de parler de sexe. Comme si c’était la première fois qu’on prononçait le mot sexe. On entend sa mère s’activer au rez-de-chaussée, alors qu’un chat réussit à se faufiler par l’entrebâillement de sa porte de chambre. Alex se recompose.
«Ce qui est très populaire et assez payant, c’est d’y aller en doggy style avec une vue à la première personne. Pour ça, on demandait 500 tokens».
« Dis-toi que 100 Tokens équivaut à cinq dollars, commence monsieur-gêné-par-mes-questions. Ce qui est très populaire et assez payant, c’est d’y aller en doggy style avec une vue à la première personne. Pour ça, on demandait 500 tokens ». Je fais un petit calcul rapide : 500 tokens équivaut à 25 dollars, ce qui ne me semble pas tant que ça, mais il ne me laisse pas le temps de lui partager le fruit de mon effort intellectuel. « Mais le plus payant, c’était quand quelqu’un voulait qu’on fasse un show privé. Ça devenait 500 tokens par minute ». Là, on parle. 500 tokens, c’est 25 dollars la minute.
Quelqu’un monte les escaliers. Le regard d’Alex se détourne du mien pour aller se figer dans la porte entrouverte derrière mon épaule droite. C’est sa mère. « Qu’est-ce que t’en dis si on continuait notre conversation dans un bar ? » Je regarde l’heure. 15 h 13. Le temps (presque) parfait pour l’apéro.
Après un peu de small talk avec la mère d’Alex à propos de l’excellent travail scolaire que nous sommes sur le point de compléter (si seulement elle savait) et une quinzaine de minutes de voiture, nous voilà rendus à la taverne du quartier. On s’installe au bar devant un pichet de Labatt 50. C’est moi qui invite. Pendant que je verse les verres, je lui demande si ça lui arrive de faire de la cam en solo. « Ça m’est déjà arrivé, mais ce n’est pas la même game. Tu te crosses en écoutant du monde te dire comment te crosser », qu’il me dit en tendant sa main vers son verre, comme aimanté par le liquide houblonné.
«Quand 2000 personnes te regardent, no joke, c’est fucking excitant, surtout quand le monde te disent quoi faire».
Je me demande s’il n’y a pas autre chose derrière la simple dimension monétaire. Je le regarde en silence, un vieux truc de jeune renard pour continuer à le faire parler. Il reprend. « Quand 2000 personnes te regardent, no joke, c’est fucking excitant, surtout quand le monde te disent quoi faire ». Silence. Il prend une gorgée pour le meubler.
Est-ce que ça lui arrivait de ramener de la job à la maison ? Je veux dire, comment est-ce qu’ils voyaient leur vie sexuelle, lui et son ancienne copine ? Il pense à sa réponse, hésite, puis se lance. « À la fin de notre relation, c’était rendu plus excitant avec une caméra… Oui, on baisait pas mal juste avec la cam, mais c’était pas malsain, se hasarde Alex. Mais on s’imposait des limites. Le cash ne voulait pas tout dire. » Pas super convaincant, son affaire.
Je m’apprête à poser la question qui me brûle les lèvres depuis une bonne heure. Je me lance. Est-ce qu’on peut essayer ? Il s’esclaffe. J’avoue que c’est mal sorti, mais il a compris la question. Ça ne lui dérange pas. Ça tombe bien, j’ai apporté mon laptop, au cas où.
Quelques manipulation plus tard, nous voilà connectés à son compte Chaturbate (sous le nom de Dominated_petite… Ça donne une petite idée du contenu) pour ensuite lancer une session en direct. Ma face de petite-barbe-de-cinq-jours -mal-rasée et le visage expérimenté d’Alex prennent l’ensemble de l’écran. En arrière-plan, un bar miteux du nord de l’île. Les commentaires commencent à défiler dans la petite boîte de conversation. On nous demande de wave at us please. Un autre nous offre 50 tokens if you kiss each other guys. La barmaid vient ramasser nos verres vides. Dix minutes et nous ne sommes qu’à 14 spectateurs. Un peu décevant quand même. « Faut quand même qu’il y ait quelque chose d’exotique qui se passe si tu veux attirer du monde », me rappelle Alex. J’essaie une ultime tentative, celle de l’embrasser sur la joue, mais non, ça ne deviendra pas viral. J’avoue que je ne me sentais pas foule émoustillant au moment où on se parle.
Nous n’avons plus rien à faire ici. Nous nous apprêtons à nous quitter alors qu’un détail (niaiseux, mais légitime) me frappe. Est-ce que ça se peut qu’on me reconnaisse en ville?
The thrill is gone ( comme dirait BB. King) et le pichet est terminé. Nous n’avons plus rien à faire ici. Nous nous apprêtons à nous quitter alors qu’un détail (niaiseux, mais légitime) me frappe. Est-ce que ça se peut qu’on me reconnaisse en ville ? Il m’assure que non. Il s’était déjà assuré que ces vidéos ne seraient pas visibles au Canada ni aux États-Unis, principalement en Europe. Il n’a pas plus envie que moi de devenir le prochain roi du porno montréalais. Il tend sa main. Je la lui prends. On se la serre une dernière fois avant de s’engouffrer dans le froid sibéro-montréalais pour rêvasser de tokens, de cul et de wrap du travailleur sans bacon d’un Tim Horton’s près de chez vous.
* Nom fictif