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Everything Everywhere All At Once, ou la valeur du présent
Une fois par an, une météorite s’écrase sans prévenir sur le paysage cinématographique international, juste comme ça : boum. Et le cratère gigantesque qu’elle y laisse est d’une forme si unique que pour de nombreuses années à venir, nul.le ne pourra l’ignorer ou l’égaler. En 2022, Everything Everywhere All At Once de Dan Kwan et Daniel Scheinert a été cette météorite.
Je me suis longtemps demandé comment présenter ce film. Sous quel angle même l’aborder. Parce qu’il y aurait mille et une façons d’en parler— un comble pour une œuvre traitant d’univers parallèles à l’infini. Alors, commençons par l’héroïne au milieu de toute cette infinité : Evelyn Wang.
Submergée par le travail, cette cinquantenaire sino-américaine tient une laverie menacée de fermeture aux côtés d’un mari (Waymond) qui souhaite secrètement le divorce et d’une fille (Joy) qu’elle aime de loin, mais querelle de près. À cette base déjà fragile s’ajoute Gong-Gong, le père d’Evelyn à l’estomac vide et la dévalorisation facile, ainsi que Deirdre, une contrôleuse d’impôt austère qui n’attend que la bonne facture pour accuser Evelyn de fraude fiscale.
[C’est ici que les spoilers commencent !]
Sauf qu’une fois ce cadre posé, le film opère un 180 degrés complet. Dans l’ascenseur vers le bureau de cette fameuse contrôleuse d’impôt, le corps du mari d’Evelyn est brièvement possédé par un certain « Alpha Waymond » qui informe sa femme de l’existence d’univers parallèles créés par tous les choix de vie que nous effectuons. Par exemple, lorsqu’Evelyn a pris la décision de quitter la Chine, cela a créé un univers adjacent où une autre Evelyn n’ayant pas pris cette décision a continué son propre parcours.
Mais si une légion d’Evelyn originales existe, mauvaise nouvelle pour celle-ci : elle est la pire d’entre toutes.
C’est justement ainsi que l’héroïne découvre qu’elle serait devenue vedette d’arts martiaux et de cinéma si elle n’avait pas fui aux États-Unis pour ouvrir une laverie avec Waymond. Dans un autre univers encore, elle aurait été une scientifique de renom capable de prouver l’existence de dimensions parallèles. Un troisième monde encore l’aurait vue cheffe dans un restaurant où un raton laveur cuisinier se cacherait sous la toque de son collègue. Continuons encore dans l’absurde et elle serait en couple avec sa contrôleuse d’impôt, Deirdre, dans un univers où, à la place de doigts, tout le monde possèderait des saucisses à hot-dog.
Mais si une légion d’Evelyn originales existe, mauvaise nouvelle pour celle-ci : elle est la pire d’entre toutes. Elle représente même « tous les échecs » à la source du succès de ses homologues parallèles, comme le lui explique Alpha Waymond. Seconde mauvaise nouvelle : une mystérieuse méchante du nom de Jobu Tupaki poursuit toutes les Evelyn pour les assassiner une à une. Afin de la combattre, il faudra donc que la dernière Evelyn fasse corps avec toutes les différentes versions d’elle-même, partout dans l’univers, et de manière simultanée. Une quête qui fragmentera son esprit, mais la guidera vers de surprenantes vérités.
Fabriquer son propre bonheur
Plus tôt, je disais que Everything Everywhere All At Once pouvait être raconté d’une multitude de façons, et ce pour une simple raison : le film va dans tous les sens. De façons métaphorique ou frontale, il aborde en vrac les thèmes du surmenage, de l’homosexualité, des biais racistes, des pensées suicidaires, de l’écart générationnel, de la déchirure familiale, de la pudeur, du rabaissement… et la beauté d’une palette aussi variée est que chacun.e peut ressortir de son visionnage avec le message qui l’aura transpercé en plein cœur.
À mes yeux, cela signifie que la notion de bon ou de mauvais chemin n’existe pas.
Le mien tournerait d’abord autour de la terreur de l’échec. Dans la vie courante, je suis souvent prise d’un perfectionnisme paralysant. En toute chose, il me faut être sûre que cette décision soit la bonne décision, ce qui me fait souvent avancer d’un pas puis reculer de deux autres puis m’immobiliser indéfiniment, par peur de l’erreur. Sur le papier, voir d’avance toutes les « moi » issues de différents choix de vie serait donc une très bonne idée. Après tout, il ne me suffirait que de faire corps avec la meilleure version de moi-même qui soit.
Cependant, voir Evelyn ignorer l’univers dans lequel elle est une star hollywoodienne pour finalement rester dans la réalité où ses dettes de laverie s’empilent m’a ouvert les yeux. Elle qui a accès à toutes les versions d’elle-même, partout et simultanément, opte pour celle avec le plus d’échecs à son actif et se dit : voici la vie que j’ai décidé de chérir. À mes yeux, cela signifie que la notion de bon ou de mauvais chemin n’existe pas. Il n’y a qu’un chemin dans lequel on choisit ou non de s’investir, une vie que l’on décide ou non de vivre pleinement, un bonheur que l’on crée ou provoque.
Trouvera-t-elle, dans tous ces univers, une chose qui rende la vie significative ?
Car il n’est pas dit que la Evelyn célèbre soit aussi la plus heureuse de toutes. Pour accéder à ce succès, il lui aura effectivement fallu renoncer à l’amour. Et lorsque sa route croisera à nouveau celle du Waymond de cet univers, l’amertume de ce sacrifice pèsera lourdement entre eux. « Même si tu m’as encore brisé le cœur, je voulais te dire que, dans une autre vie, j’aurais vraiment aimé juste faire la lessive et les impôts avec toi », lui confessera-t-il. Une réplique dévastatrice lorsqu’on sait que cette autre vie pour eux existe.
Le présent comme remède à l’indifférence
Il y a l’idée, dans Everything Everywhere All At Once, que la valeur de toute chose se crée dans l’instant présent — un autre aspect avec lequel, dans la vie de tous les jours, je suis en conflit. Il me faut toujours penser à demain, après-demain, dans un mois, un an, et anticiper une réalité qui n’a même pas encore eu le temps de se matérialiser. Cette course vers le vide me fait osciller entre deux états représentés avec justesse dans le film. Celui de l’anxiété extrême qu’incarne une Evelyn en perpétuel surmenage, et celui de l’apathie extrême que représente Jobu Tupaki qui, tout comme Evelyn, connait tout, partout, simultanément, et en est venu à ce constant : rien n’a d’importance.
L’un comme l’autre est une prison mentale dont il est difficile de s’extraire, surtout pour ce qui est de l’apathie. Dans Everything Everywhere All At Once, Jobu Tupaki recherchera toutes les Evelyn existantes non pas dans le but de les tuer, mais plutôt de trouver celle qui pourra expérimenter le monde comme elle, dans son anesthésiante entièreté.
S’il n’y a pas de sens inné à notre existence, créons-en un autant que possible.
Plus qu’un désir de contrer sa propre solitude, cette recherche de la parfaite Evelyn sera en fait une quête de réponse. Parviendra-t-elle à trouver un sens existentiel là où Jobu a arrêté d’en chercher ? Trouvera-t-elle, dans tous ces univers, une chose qui rende la vie significative ? Ce sont des pensées qui nous traversent aussi dans la vie réelle. Ce fameux « à quoi bon ? » qui nous accompagne une action sur deux, lorsque rien de ce que l’on fait ne semble avoir de but. Même ouverte à tous les univers, Evelyn ne trouvera aucune nouvelle réponse pour Jobu, et celle-ci songera alors au suicide. Hélas, il s’agit là aussi d’une conclusion à laquelle nombreux et nombreuses arrivent.
Mais là encore, Everything Everywhere All At Once nous apprend le pouvoir du choix. S’il n’y a pas de sens inné à notre existence, créons-en un autant que possible. Si rien n’a véritablement d’importance, trouvons au moins un détail qui fera toute la différence. Pour sa part, Evelyn refusera l’indifférence en faisant le choix d’aimer inconditionnellement ce — et ceux — qui l’entoure. Et pour comprendre exactement comment les aimer du mieux qu’elle peut, il lui faudra ne plus être tout, partout et en même temps pour ne se rendre disponible qu’ici et maintenant auprès de celles et ceux qui lui sont cher.e.s.
Finalement, ce film aide autant à se pardonner qu’à s’apaiser soi-même. S’il n’y a pas de mauvais ou de bon chemin, c’est que nous n’avons pas fait d’erreur et que nous sommes exactement là où nous sommes censé.e.s être. Ce qui vient avant ou après n’a donc que peu d’incidence. Tout ce qui importe, Everything Everywhere All At Once le contient dans cette simple question : comment puiser mon bonheur dans l’instant présent ?