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Être « Prepper » au féminin
Vous pensez « survivalisme » et vous avez automatiquement en tête l’image d’un monsieur louche armé jusqu’aux dents montant la garde devant des étagères de nourriture en cannes entreposées dans son bunker d’un secteur isolé près de Lachute?
Normal.
C’est justement pour faire contrepoids à ce stéréotype que j’ai roulé jusqu’en Montérégie pour rencontrer Laurie, qui vit le prepping au féminin.
Un mode de vie remontant à une vingtaine d’années, qui prend tout son sens avec la pandémie. « Une bonne pratique », résume Laurie, qui accepte de partager son expérience en échange de son anonymat.
Disons que les gens qui emmagasinent toutes sortes de denrées et se préparent à toute éventualité (oui oui toute) n’ont pas trop intérêt à « flasher » leur butin.
Laurie habite un beau coin de pays, avec le fleuve pas trop loin et des champs environnants. La maison est rustique, avec un foyer intérieur et un immense cabanon à l’arrière. Elle me propose un café avant de nous installer à bonne distance, à la table de la cuisine. Sa fille de huit ans fait du bricolage dans le salon derrière. Elle rate l’école à cause d’un rendez-vous chez le médecin tout à l’heure.
«En quelques heures, les gens ont dévalisé le dépanneur, pris de l’eau, l’essence […] Ça a allumé quelque chose en moi»
Il faut remonter à la crise du verglas pour comprendre le mode de vie de Laurie. « Je travaillais dans un truck stop à Québec. En quelques heures, les gens ont dévalisé le dépanneur, pris de l’eau, l’essence. Mon beau-frère travaillait pour la Croix Rouge dans une école convertie en refuge. Les gens arrivaient sans savon, pâte à dents et jouets pour occuper les enfants. Ça a allumé quelque chose en moi », raconte cette quadragénaire, qui dit avoir vécu une sorte d’éveil.
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À l’époque monoparentale avec un enfant, Laurie décide alors de rassembler trois jours « de dépannage » en eau, nourriture, etc., juste au cas où.
«L’idée, c’est d’être dans la chnoute le moins possible»
Au fil du temps, le trois jours est devenu trois semaines, puis trois mois. « L’idée, c’est d’être dans la chnoute le moins possible et c’est documenté que la panique survient dans les premières 36 heures », souligne Laurie, citant en exemple la ruée vers le papier cul vécu au début de la pandémie.
En gros, la prévoyance doit devenir un réflexe naturel. Il faut apprendre à voir venir les coups et les scénarios, même ceux qui semblent les plus farfelus au départ. « Il faut s’attendre à des ruptures de stock, des flambées de prix. Si t’es prepper, tu sais ce qui va manquer en premier », souligne Laurie, qui a fait le plein de gel antiseptique, eau, papier toilette, masque et savon bien avant qu’on entende pour la première fois les mots « Horacio Arruda ». « J’ai une pompe à gaz et je sais que je peux aller siphonner celui des roulottes dans le camping de l’autre côté de la rue. Il faut parler à ses voisins aussi, réfléchir à d’éventuelles alliances », explique Laurie.
Pas au point de paniquer et virer crackpot non plus, nuance-t-elle. Elle reproche aux survivalistes masculins d’être trop souvent dans des scénarios très « the shit hits the fan ». « Nous, on inclut la famille au complet dans nos scénarios. Les gars ne le font pas ou relèguent la femme dans un rôle de mère s’occupant des enfants. Je serais étonnée de voir les gars penser à des trucs de bricolage pour les enfants », souligne Laurie, qui enseigne d’ailleurs à sa fille les rudiments de la survie. « Elle sait reconnaître l’herbe à puce, ce qu’elle peut manger ou pas dans la nature, etc.»
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Les preppers femmes s’entraident et partagent beaucoup d’informations sur les réseaux sociaux, dans des forums dédiés pour elles. Laurie s’est retirée de plusieurs pages mixtes, où le mansplaining serait récurrent. « Les hommes ont souvent le fantasme de Rambo, alors qu’ils sont moins dans le day to day. C’est pourtant très plate le survivalisme », croit-elle.
Selon Laurie, les femmes se tournent plutôt vers l’autosuffisance. « Nous sommes plus réalistes dans notre approche pragmatique, plus dans l’apprentissage des anciens savoirs comme l’artisanat, la couture, le jardinage. C’est une forme de réappropriation culturelle », souligne Laurie.
«je veux juste retarder le plus longtemps possible le moment où j’aurai besoin d’aide du gouvernement»
Elle se dit consciente que la ligne peut être mince entre la responsabilité et la paranoïa et affirme qu’il faut éviter de tomber dans l’anxiété. « Au contraire, ça doit permettre de vivre le moment présent, sans stress. »
Se qualifiant de « semi-survivaliste », Laurie admet avoir fixé une limite à son mode de vie. « J’irai pas dans la survie apocalyptique, je veux juste retarder le plus longtemps possible le moment où j’aurai besoin d’aide du gouvernement. »
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Mais Laurie envisage néanmoins parfois quelques scénarios catastrophes. Le pire? « Internet plante, mais pour de bon », souligne celle qui redoute aussi la faim. « Parce que les gens qui ont faim sont prêts à tout », explique Laurie, qui n’a pas pour autant l’intention de se procurer un arsenal. « C’est très stéréotypé et c’est très influencé par la culture des armes aux États-Unis. Notre réalité est différente, plus dans la pratique que les armes. Il faut apprendre le plus de choses possible sans se fier sur Internet. »
Laurie cite en exemple notre désarroi collectif dès qu’une panne d’électricité s’étire au-delà de quelques heures. Et si les pires scénarios se produisent, elle connaît au pire un voisin dans la vingtaine qui possède plusieurs armes à feu. « Je lui dirais de venir chez nous. Je pourrais le nourrir en échange de protection, mais c’est moi qui lead », prévient-elle.
Pour l’heure, Laurie pratique discrètement son mode de vie, distribuant à l’occasion quelques conseils à ses proches.
La prévoyance reste au cœur de sa démarche, peu importe la situation, pour les vacances même. « C’était évident que les campings seraient encore complets cette année, alors j’ai loué en avance un terrain et une roulotte, deux options que je me garde en attendant de voir la situation évoluer. »
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Laurie compte sur l’appui de sa famille, dont son conjoint, qui s’investit davantage depuis le début de la pandémie. Elle me fait visiter sa pantry bien remplie de nourriture sèche, me montre un tiroir rempli de médicaments et son immense cabanon servant à entreposer une foule de choses. Elle possède une dizaine de cordes de bois aussi, derrière la maison. « Je suis convaincue qu’on va assister à de grands bouleversements dont on n’a encore aucune idée. Le système économique est sous respirateur, l’écart entre les riches et les pauvres me fait peur », confie Laurie, convaincue que des campements de sans-abri comme celui de la rue Notre-Dame n’ont pas fini de faire partie du paysage. « Ce que je trouve épouvantable c’est surtout de ne pas croire que ça va encore arriver », tranche Laurie, qui a elle-même vécu quelques années en situation d’itinérance lorsque la DPJ a cessé de la prendre en charge à sa majorité.
On comprend alors mieux pourquoi cette prepper est aujourd’hui prête à tout pour que sa famille et elle ne manquent de rien.