Je quitte mon appartement pour m’engouffrer dans l’air étonnamment chaud de novembre. Un poids à l’estomac, je me demande si mes enfants écouteront encore la chanson White Christmas. S’ils en comprendront les paroles. Je me demande si j’aurai des enfants. Mes écouteurs me susurrent de la musique à l’oreille, mais je ne l’écoute pas. Je suis concentrée. Sur les voitures, les passants, la brigadière qui me souhaite « Bonne journée » chaque matin. Elle n’est pas là. J’espère qu’elle va bien.
Au loin, j’aperçois l’enseigne. Baleine blanche de ma quête effrénée vers du divertissement qui me fera peut-être oublier le brasier dans lequel on se précipite à grands coups de F-150 et de gogosses en plastique achetées sur Amazon. Mais je ne suis pas mieux. Moi aussi, j’ai besoin d’acheter pour me sentir mieux. Pour me sentir en vie. J’achète, donc je suis.
Le libraire me sourit poliment. Entre deux gorgées de thé, il m’offre son aide. Je la refuse. Je n’aime pas déranger. De toute façon, je n’ai pas besoin de lui. Les livres sont là, leur cri me parvient dans un parfum d’encre. Une ribambelle de couvertures aux teintes pastel traverse mes mains avides, mais chacune retrouve sa place sur les tablettes poussiéreuses.
Une femme extraordinaire de Catherine Éthier, La version qui n’intéresse personne d’Emmanuelle Pierrot, Ce que je sais de toi d’Éric Chacour…
Je repars sans livre, mais hantée par une question : coudonc, les auteur.e.s québécois.es parlent-tu juste d’eux.elles-mêmes?
Littérature 101
Comme toutes ces choses qu’on fait semblant d’aimer pour se donner des airs, l’autofiction est un genre qui a fait ses débuts en France. Plus précisément, le terme apparaît pour la première fois en 1977 lorsque l’auteur et critique littéraire Serge Doubrovsky l’emploie pour décrire son livre Fils, un roman que vous n’avez pas lu et moi non plus alors inutile de se mentir. À mi-chemin entre la biographie et la fiction, l’autofiction consiste généralement en un récit qui allie des éléments de la vie réelle de son auteur.e à des éléments purement fictifs. Pensez à ça comme le récit de sa journée que vous fait un enfant de cinq ans en revenant de la garderie : y a des bouts qui sont vrais, d’autres non, et nous, on fait semblant de le croire quand il nous dit que c’est un dragon qui s’occupe de chauffer la bâtisse. Oui, oui, Hubert, absolument.
Le genre connaît toutefois une plus grande popularité avec la parution, en 1984, de L’Amant de Marguerite Duras, roman sur lequel sont aussi basés un film et la personnalité des filles avec qui je tombe régulièrement en amour. Pour ce qui est du Québec, on peut toujours partir de la marde avec un prof de l’UQAM en argumentant que Le vrai monde de Michel Tremblay pourrait être considéré comme de l’autofiction, mais la vérité, c’est que comme avec Duras, c’est plutôt aux femmes que l’on doit la popularité de l’autofiction de notre côté de la francophonie.
Telle une paire de claques étrangement agréable, Nelly Arcan scie les jambes du lectorat québécois avec Putain en 2001 et Folle en 2004. Sous un nom d’emprunt, Isabelle Fortier racontait sa vie en tant que travailleuse du sexe ainsi que sa relation avec un journaliste anonyme. Avec une prose brève, saccadée, parfois labyrinthique, ces romans ont propulsé l’auteure à l’avant-scène du paysage littéraire dont elle s’est éclipsée beaucoup trop rapidement.
Depuis, le décès de Nelly Arcan a laissé un vide que beaucoup (trop?) semblent aujourd’hui déterminés à remplir.
Je est un main character
Pour certains critiques littéraires, un autre phénomène semble avoir amplifié la récente popularité de l’autofiction : les réseaux sociaux.
Je vous vois rouler des yeux et je vous demanderais de rester avec moi, au risque de sonner comme une de ces personnes qui traite tout le monde de woke.
Avant l’apparition des réseaux sociaux, le privilège d’avoir une tribune où s’exprimer était réservé à un groupe très sélect, et je sens que vous me voyez venir, d’hommes blancs généralement issus de milieux privilégiés. Soudainement, les réseaux sociaux ont su fragmenter le spotlight afin que tous bénéficient de leur propre coin de l’Internet pour raconter ses victoires, ses défaites et, très important, nous montrer des photos de son lunch.
L’autofiction et les réseaux sociaux ont ceci en commun qu’ils ont démocratisé le récit et l’ont libéré à plusieurs niveaux. Tout d’abord, l’autofiction est souvent considérée comme le repère des communautés marginalisées, de ces voix qui ont longtemps été tues et maintenues à distance de la littérature. Les femmes, les personnes racisées, LGBTQIA+ ont trouvé dans l’autofiction un genre qui voyait la valeur de leur vécu et de le transmettre à un lectorat. À leur manière, les réseaux sociaux ont également permis à des communautés de se retrouver et de se fédérer autour d’une figure qui nous ressemble.
Ensuite, l’autofiction et les réseaux sociaux ont permis au banal de se spectaculariser et de faire de chaque non-événement un point de départ. Peu d’entre nous auront la chance de vivre des aventures dignes de Paul Atreides. Mais un destin ordinaire signifie-t-il qu’il n’est pas digne d’être raconté?
L’autofiction et les réseaux sociaux témoignent de ce besoin inhérent que nous avons de sentir que nous existons et que notre passage sur Terre ne se résumera pas à un tracé dans le sable à la veille de la marée haute.
Pour le meilleur et – oui – parfois pour le pire, la récente vague d’autofiction est symptomatique de ce besoin que nous éprouvons d’être le main character dans un monde où tout va de plus en plus vite. De retrouver une part d’humain dans le chaos du quotidien.
Potins plateau
Dans un post sur Reddit, une personne ayant apprécié trois romans d’autofiction récents demande à la communauté des recommandations du même genre. La requête pourrait sembler banale si ce n’était de cet ajout au bas du message : « Un gros plus si c’est un livre écrit par une célébrité québécoise. J’aime ça les potins! 😉 »
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Tout de suite, je me suis rappelé le tourbillon médiatique ayant engouffré Nelly Arcan au point de l’avaler. Sans cesse, la jeune auteure était assaillie de questions qui avaient très peu à voir avec la littérature et beaucoup à voir avec la première page du magazine 7 jours et autres divertissements de file pour les caisses à l’épicerie. Juste de taper ces mots suffit à me faire revivre le malaise que j’avais éprouvé au moment du passage d’Arcan à Tout le monde en parle.
La prose, la langue, le rythme, rien n’intéressait les journalistes. Tous voulaient savoir qui avait souillé les draps et les pages de l’auteure.
Si vous me permettez de m’éloigner du Québec, on peut se rappeler de cette entrevue donnée par Christine Angot au moment de la parution de L’Inceste et qui me donne autant de plaisir à regarder que mon collègue Benoît a du plaisir à me voir plier les pages de mes livres en guise de signet (c’est MA vie). Ou, plus récemment, à la controverse autour de la nouvelle Cat Person de Kristen Roupenian. Publié en 2017 dans le New Yorker, le texte est rapidement devenu le plus lu de leur plateforme. Mais plutôt que de discuter de la finesse avec laquelle l’auteure avait bâti ses personnages, tous voulaient savoir qui était ce fameux homme avec qui la jeune auteure avait eu une relation hautement problématique en raison de la différence d’âge.
Retournant encore une fois aux réseaux sociaux, l’autofiction devient cette fenêtre par laquelle les curieux observent la vie des auteur.rice.s dans l’espoir de satisfaire leur soif de potins savoureux. Et quand l’autofiction est rédigée par une personne connue, la soif est encore plus intense.
Et puisque la littérature est un marché dépendant de l’offre et de la demande, ce désir de tout savoir encourage les éditeurs à publier encore plus d’autofictions pour satisfaire nos pulsions voyeuristes. À ça, je ressens deux inquiétudes : premièrement, si notre désir de consommer des autofictions découle de notre envie de détails croustillants sur nos vedettes chouchous, ne risque-t-on pas de passer à côté de plumes hautement prometteuses au profit de visages ayant déjà amplement marqué notre paysage culturel?
Aussi, l’autofiction est-elle condamnée à produire des récits de plus en plus sensationnalistes, question de s’assurer d’avoir bourré le lectorat de détails salaces jusqu’à satiété? J’avais déjà parlé de mon malaise face à l’exigence du public de true crime pour du contenu de plus en plus violent et sensationnaliste et je crains que les récits d’autofiction ne suivent cette voie dérangeante de produire du contenu relatant des traumas qui, d’une part, aident peut-être l’auteur.e à se défaire d’un mal-être, mais qui, qu’on le veuille ou non, satisfait un désir de voyeurisme et de contenu où des femmes et des minorités subissent une longue liste de violences de toutes sortes.
Portrait d’une jeune femme en lectrice
Quand j’ai pitché cet article pour la première fois, je pensais écrire un article un peu baveux sur les pires autofictions publiées dans les dernières années. Fermez vos yeux et pensez à n’importe quel artiste racontant en beaucoup trop de pages n’importe quelle banalité. Puis, en commençant mes recherches pour en apprendre plus sur les raisons qui poussent les auteur.rice.s à recourir à ce genre, j’ai éprouvé une sorte de gêne à l’idée de me moquer d’eux.elles.
L’autofiction, c’est un récit intime. C’est le produit de quelqu’un qui accepte de se vider les tripes et qui a le courage de s’assumer en tant que main character.
Pour cette raison, j’ai décidé d’abandonner cette idée en cours de route. Pas parce qu’il n’existe pas de mauvaise autofiction, mais parce que, comme on dit en anglais, don’t yuck someone’s yum.
Par contre, puisque c’est un genre qui incite au témoignage et à la confession, j’aimerais terminer sur une note personnelle et la raison qui m’a poussée à vouloir écrire cet article.
Pendant la pandémie, j’ai fait un gros burn out et j’ai perdu le goût de beaucoup de choses, parmi elles la lecture. Je passais mon temps à dormir et à brailler, n’ayant aucune énergie pour quoi que ce soit d’autre. Quand les choses ont fini par se replacer, je me suis donné pour but de recommencer à lire, mais lire pour le plaisir, mon burn out ayant eu beaucoup à voir avec toute la pression que je m’étais mise pour terminer ma maîtrise en littérature.
Puisque celle-ci portait sur la littérature allemande des femmes post-Seconde Guerre mondiale (je vous vois vous garrocher sur le site de l’UQAM pour lire mon mémoire et je vous comprends, c’est tellement sexy), j’ai décidé de reconnecter un peu avec mon Québec. Mais tandis que je m’efforçais de mettre un baume sur un petit coeur poqué de la vie, voici les choix qui s’offraient à moi : « ma dépression et mes expérimentations sexuelles », « ma dépression et mes expérimentations avec la drogue », « ma dépression et ma relation avec ma mère », « ma dépression et ma relation avec mon père », « ma dépression et ma job que j’haïs », etc.
Je suis certaine que pour certain.e.s lect.eur.rice.s, ça peut être cathartique et réconfortant, de lire le témoignage de quelqu’un d’autre sur une mauvaise passe qu’ils.elles traversent ou ont déjà traversé. Je suis aussi persuadée que ç’a été salvateur pour les aut.eur.rice.s de rédiger ces textes hautement intimes et personnels. Mais voilà, ces textes, ils n’étaient pas pour moi. Parce que j’avais besoin de m’évader. De vivre autre chose.
La création implique souvent le « suspension of disbelief » et nous demande de mettre la réalité sur pause, le temps de se plonger dans un récit. Le problème avec l’autofiction, c’est que celle-ci nous y replonge sans cesse et souvent dans ce qu’elle a de plus glauque et cynique.
Ça peut paraître naïf à dire et je sais que plusieurs ne seront pas d’accord avec moi, mais j’aimerais que la littérature québécoise retrouve un peu de soleil. Qu’elle nous ramène une petite part de lumière dans un monde où elle disparaît de plus en plus.
Comme un certain média se plaît à le dire, mon souhait pour la littérature québécoise serait que celle-ci nous amène ailleurs.