Je dois préfacer cette chronique en affirmant qu’Eminem est un des rappeurs les plus talentueux de l’histoire du rap. Sa technique est incomparable et le MC de Detroit compte plus de 20 ans d’expérience, de succès et de respect de ses pairs à son actif. Ceci étant dit…
Em’, ça ne va pas du tout. En fait, ça ne va plus vraiment depuis Encore. Plusieurs ne seront pas d’accord. Beaucoup ont aimé l’œuvre de Slim Shady entre Encore et Kamikaze. Je respecte votre opinion, mais je préfère vous annoncer tout de suite que vous n’aimerez pas cette chronique. Parce que ça ne va plus du tout, et son dernier album Music to Be Murdered By sorti le 17 janvier dernier le prouve encore une fois.
Ça ne va pas du tout
C’est difficile d’analyser la carrière d’un personnage aussi polarisant que Marshall Mathers. D’une part, parce que le génie dont il a fait preuve au début de sa carrière — que je place entre Infinite et The Eminem Show — carburait à l’abus de drogues variées et toutes aussi néfastes pour un Eminem en pleine effervescence créative. Cette créativité était maladive, et on sentait l’âme perturbée des banlieues américaines qui trouvaient leur voix dans le rap pour la première fois à travers un jeune rappeur blanc controversé et buzzé ben raide. Sauf qu’on ne peut souhaiter à un artiste de retomber dans la drogue afin de créer à nouveau à un niveau si élevé. De toute façon, Eminem a fini par rechuter, et le résultat n’a pas été concluant.
D’autre part, parce qu’il est injuste de demander à un artiste de se conformer à nos attentes personnelles aux frais de ses désirs artistiques. Si je n’ai pas aimé la majeure partie du catalogue d’Eminem, c’est en grande partie à cause du travail de production du rappeur qui m’a toujours laissé bien indifférent. À partir de Encore, le MC a commencé à beaucoup utiliser ses propres productions. Des beats pas à la hauteur d’un MC de sa trempe, qui sonnent souvent un peu cheap, la faute à des synthés qui datent et des structures de drums hyper répétitives. Sauf que tout ça est aussi une question de goût, au final.
Donc, pourquoi est-ce que ça ne va pas, alors ? Parce que le membre du groupe D12 est rendu à faire un peu n’importe quoi. Le Eminem d’antan était surprenant, choquant, innovateur. Le Eminem d’aujourd’hui est devenu une pâle copie prévisible, facile et peu originale.
Rapper vite ne veut pas dire bien rapper
« Mais il rappe plus vite que jamais ! » me direz-vous. C’est vrai, Eminem bat des records de vitesse dans le rap. Sur son nouvel album Music To Be Murdered By, il bat d’ailleurs son propre record de syllabes par seconde. Alors qu’il avait atteint 9,6 syllabes par seconde sur Rap God, il a réussi sur Godzilla, une collaboration avec le regretté Juice WRLD, à rapper une vitesse de pointe de 11,3 syllabes par seconde. À l’écrit, c’est hyper impressionnant. À l’écoute, ça sonne plutôt comme « kjbsefpdohpesfodjgpekmfèerjf ».
Oui, lorsqu’on écoute en lisant les paroles, le tout fait un semblant de sens. Sauf que la vraie question, c’est : est-ce que c’est intéressant ? Est-ce qu’écouter Eminem rapper vite est une expérience agréable pour l’oreille humaine ? Dans mon cas, la réponse aux deux questions est un « non » retentissant. Malgré le beau refrain de Juice WRLD, il faudrait me payer pour que je réécoute Godzilla.
Comme l’a si bien dit le rappeur français Seth Gueko : « cousin, rapper vite, ça veut pas dire rapper bien ». À une époque où les flows sont de plus en plus organiques, fluides, le débit d’Eminem détonne par son côté machinal, mathématique. La démarche n’est plus axée sur le message, mais bien sur l’exécution. On l’entend beaucoup sur Music To Be Murdered By, où la légende de Détroit pâlit dès qu’il est rejoint par des collaborateurs. S’il faut saluer l’ouverture d’esprit du rappeur, qui invite des pointures du new school comme Young M.A., Juice WRLD, Anderson. Paak ou Don Toliver, ces collaborations viennent montrer le fossé entre Eminem et les courants actuels du rap. On a l’impression qu’Eminem est un robot, ses contorsions de mots auparavant époustouflantes sont désormais sans âme, dans une optique de démonstration plutôt que d’expression.
Le sens des paroles
Si on ignore le flow, il y a aussi les paroles. C’est vraiment en écoutant ce que Slim Shady nous dit sur Music to Be Murdered By que j’ai compris que ça n’allait pas. Parce qu’à cause de l’accent qu’il met sur chaque syllabe, sur son débit athlétique, le sens des mots prend souvent le bord. Évidemment, on a toujours droit aux confidences émotives d’Eminem, qui frapperont surement les gens qui se reconnaissent dans son message. Il compte également une multitude de métaphores et de comparaisons habiles, bien que souvent un peu superflues. Sauf que si on fait abstraction de ça… oupelaye.
Eminem revient constamment sur ses derniers conflits dans le rap, notamment avec Nick Cannon et MGK. Une fois, ça se comprend, mais après deux, trois mentions, c’est lourd. Lourd, parce que tout le monde se fout éperdument de ces beefs qui impliquent un des tout meilleurs, et deux gars qui seront au mieux des notes en bas de page de l’histoire du rap.
Entendre un des grands continuer à parler de suprématie dans le rap 20 ans plus tard, c’est aussi un peu lassant. Quand tu as battu tous les records, tu n’as plus besoin d’en parler. Est-ce qu’Usain Bolt se promène dans le monde en se tapant le chest et en expliquant à qui veut l’entendre qu’il a le record du monde au 100 m ? Non. Pourtant, Eminem continue à marteler sa suprématie lyrique et industrielle. Son point : vous me critiquez, vous dites que mes albums étaient mauvais, mais les gens les écoutent toujours autant. So what? Presque 63 millions d’Américains ont voté pour Donald Trump en 2016… c’est quoi le point ?
Sur Yah Yah, une collaboration avec Royce da 5’9, Q-Tip et Black Thought qui aurait pu être un classique, on a droit à ce paragraphe fascinant :
« And I’m like a spider crawlin’ up your spinal column
I’m climbin’ all up the sides of the asylum wall
And dive in a pile of Tylenol, you’re like a vagina problem
To a diabolical gynecologist tryna ball a fist, I will
Fuck you, just buy me, double timing the rhyming
I leave you stymied, that’s why they still vilify me like Bill O’Reilly
I’ma show you what I mean when they call me the Harvey Weinstein of 2019 »
Non man… non. Non seulement c’est un gros ramassis de n’importe quoi, d’images un peu quelconques assemblées parce qu’elles riment, mais surtout, il n’existe aucun univers, aucun monde où se proclamer le Harvey Weinstein de 2019 est une référence légitime, drôle ou créative. Ce qui nous aide à comprendre que la référence n’est là que parce qu’elle rime, et c’est triste. Auparavant, le rappeur aimait se mettre à la place de personnages controversés, mais en 2020, se comparer à un homme accusé de méfaits sexuels par un nombre important de femmes, c’est NON. C’est ni controversé, ni très drôle, c’est juste niaiseux.
C’est dommage, parce qu’Eminem se perd à travers ses prises de position. Sur Darkness, il tente de conscientiser les Américains au contrôle des armes en… se mettant dans la peau du tireur du massacre de Las Vegas de 2017. L’intention est bonne, mais c’est tellement maladroit. Il y a mille façons de condamner le système d’armes à feu des États-Unis, et personnifier un tireur fou était probablement la pire façon de le faire. Surtout qu’on a un peu l’impression qu’il parle de lui-même pendant une partie de la chanson, et lorsqu’on comprend la direction que la chanson prend, la déception est grande.
Alors, si on demande à ce hater d’Eminem comment il peut revitaliser sa carrière, la réponse est claire : le rappeur doit laisser l’humoriste Chris D’Elia prendre sa place, parce qu’il incarne désormais un Eminem plus convaincant et divertissant qu’Eminem lui-même.