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Est-ce que «Fais-moi peur!» fait encore peur?

La série jeunesse célÚbre ses 30 ans... mais a-t-elle toutes ses dents?

Par
BenoĂźt LeliĂšvre
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Selon le critique amĂ©ricain Chuck Klosterman, les citoyen.ne.s du futur vont se rappeler notre Ă©poque pour une seule et unique raison : l’invention d’internet. Son raisonnement se tient : c’est la seule variable de notre Ă©poque qui risque d’ĂȘtre encore pertinente Ă  la leur, ne serait-ce que d’un point de vue historique.

Les artistes vont et viennent (plusieurs ados n’ont jamais Ă©coutĂ© Nirvana), les rĂ©volutions politiques ne touchent pas nĂ©cessairement tout le monde, mais la technologie a radicalement transformĂ© nos vies depuis le milieu des annĂ©es 90. On n’a simplement plus le mĂȘme rapport aux choses. Par exemple, c’est beaucoup plus difficile en 2022 de dire « je le sais pas » quand on a tous et toutes un micro-ordinateur qui contient tout le savoir du monde dans notre poche de pantalon.

C’est aussi beaucoup plus difficile de faire peur au monde. On est tout d’abord mieux informĂ©.e.s que jamais, mais c’est aussi beaucoup plus simple qu’avant d’aller chercher de la perspective auprĂšs de communautĂ©s en ligne. Que ce soit Ă  propos de la COVID ou d’un film d’horreur, ça dĂ©samorce invariablement les peurs d’en parler avec des gens obscĂšnement informĂ©s et enthousiastes.

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En l’honneur des 30 ans de la sĂ©rie jeunesse canadienne Fais-moi peur! (qui a marquĂ© mes jeunes annĂ©es plus que je n’aurais osĂ© l’avouer), j’ai dĂ©cidĂ© de mettre ma thĂ©orie au dĂ©fi : est-ce que ça me faisait peur parce qu’à l’époque, j’étais tout seul avec mon imagination, ou est-ce encore efficace aujourd’hui? Exception faite d’Henri, bien sĂ»r. Le chef de la sociĂ©tĂ© de minuit est et sera toujours extra-creep.

Pour rĂ©aliser cette expĂ©rience diabolique, j’ai regardĂ© juste avant de me coucher l’épisode The Tale of the Whispering Walls, qui m’avait empĂȘchĂ© de dormir quand j’avais onze ans.

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D’ailleurs, si ça vous intĂ©resse, la sĂ©rie entiĂšre est disponible sur YouTube dans la langue de Shakespeare et ça semble complĂštement lĂ©gal en plus.

Les rouages illogiques de la peur

Pour ceux et celles qui l’auraient oubliĂ©, The Tale of the Whispering Walls raconte l’histoire de deux enfants et leur gardienne qui se perdent sur la route et qui aboutissent dans une auberge qui semble hantĂ©e jusqu’aux oreilles. Nos trois protagonistes ont Ă©trangement l’air d’avoir entre 10 et 14 ans, mais passons. Parce que si on commence Ă  pointer tous les choix Ă©tranges de la sĂ©rie, on n’a pas fini. La technologie de 1994 ne tient simplement pas la route devant les terreurs contemporaines.

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Une fois que la gardienne disparaĂźt mystĂ©rieusement, The Tale of the Whispering Walls devient un brin abstrait. Ça devient une suite ininterrompue de scĂšnes d’horreur peu ou pas reliĂ©es. Il y a une apparition de fantĂŽmes en habits de soirĂ©e comme dans The Shining, des reflets inquiĂ©tants dans les miroirs, etc. Tout ça est trĂšs banal jusqu’à ce que les enfants retrouvent leur gardienne avec un bĂ©bĂ© emmaillotĂ© dans les bras.

Aucun rapport dans l’histoire. En plus, ce n’était pas vraiment un bĂ©bĂ© qu’elle berçait placidement :

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Bon, vous me direz que la scĂšne n’a aucun sens et vous avez raison. Il s’agit d’une simple juxtaposition de signifiants d’horreur sans aucun lien avec le contexte narratif : bĂ©bĂ© + serpent = OMG. La scĂšne est quand mĂȘme un tantinet troublante. Il y a quelque chose d’inconfortable Ă  l’idĂ©e qu’une petite fille de 10-11 ans en proie Ă  une menace intangible, sans soutien parental, voie les rĂšgles de la rĂ©alitĂ© mĂȘme se dĂ©rober sous ses pieds.

MĂȘme chose quelques instants plus tard lorsque le visage de la gardienne apparaĂźt Ă  la place d’un ornement au mur :

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Force est d’admettre, Fais-moi peur! a peut-ĂȘtre vieilli au mĂȘme rythme que toute l’horreur des annĂ©es 90, mais elle n’est pas complĂštement pĂ©rimĂ©e. Du moins, lorsqu’elle est au sommet de sa forme. Son exploitation de peurs primordiales tout Ă  fait adaptĂ©e Ă  l’esprit des 12 Ă  17 ans n’est peut-ĂȘtre pas trĂšs cohĂ©rente, mais elle est efficace. Encore aujourd’hui.

L’art de l’horreur

Si Fais-moi peur! me rend encore lĂ©gĂšrement inconfortable Ă  l’ñge adulte (du moins pendant l’épisode The Tale of the Whispering Walls), c’est qu’elle explore une idĂ©e avancĂ©e par ce bon vieux Dr Freud en 1919 : « the uncanny »,mieux connu dans la langue de MoliĂšre sous le nom de « l’inquiĂ©tante Ă©trangeté ».

Voyez-vous, entre deux lignes de cocaĂŻne et l’élaboration de concepts louches, Sigmund Freud s’intĂ©ressait Ă  des choses pas mal cool. Par exemple : qu’est-ce qui fait peur au monde?

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En analysant les cauchemars de ses patient.e.s, Freud a dĂ©couvert que les gens n’étaient pas exactement inquiĂ©tĂ©s par ce que j’appelle affectueusement « le folklore monstrueux ». Vampires, loups-garous, fantĂŽmes et tout le tralala. Du moins, pas Ă  en perdre le sommeil ou Ă  en faire des cauchemars. Non, ce qui fait basculer les gens, c’est leur quotidien. Du moins, la dĂ©contextualisation et la dĂ©familiarisation de choses qui leur sont rassurantes dans leur vie Ă©veillĂ©e.

ce n’est pas la prĂ©sence d’un serpent qui fait peur. C’est plutĂŽt l’implication que la gardienne (prĂ©sence rassurante) voudrait subitement faire du mal Ă  la jeune protagoniste.

Dans la scĂšne de l’épisode analysĂ© plus haut, ce n’est pas la prĂ©sence d’un serpent qui fait peur. C’est plutĂŽt l’implication que la gardienne (prĂ©sence rassurante) voudrait subitement faire du mal Ă  la jeune protagoniste. Quand on est jeune (disons l’ñge de regarder Fais-moi peur!), l’idĂ©e qu’il y ait une hiĂ©rarchie de personnes responsables de notre protection (parents, oncles, tantes, frĂšres, sƓurs, etc.) est extrĂȘmement rassurante et cette scĂšne vient jouer sur cette peur. La jeune protagoniste se retrouve seule et sans recours face Ă  une force invisible et surtout incomprĂ©hensible.

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MĂȘme chose pour l’ornement de pierre qui prend un visage familier. Cette sĂ©quence est encore plus empreinte d’« inquiĂ©tante Ă©trangeté » que l’autre. Non seulement le visage de la gardienne apparaĂźt dans un endroit incongru, mais aussi dans une substance immuable. Ce qui fait l’efficacitĂ© de cette scĂšne, c’est l’impression que la rĂ©alitĂ© se dĂ©robe.

C’est peut-ĂȘtre un heureux accident, mais ce passage d’environ quatre minutes dans The Tale of the Whispering Walls reste encore aujourd’hui inconfortable Ă  regarder. Il n’a pas la fĂ©rocitĂ© d’autrefois parce qu’il ne s’adresse plus Ă  un petit garçon de onze ans, mais ce segment me laisse croire que les rĂ©alisateurs de Fais-moi peur! comprenaient bien les rĂšgles de l’horreur.

Si on aime les histoires d’épouvante depuis autant d’annĂ©es, c’est parce que les meilleures d’entre elles sont rĂ©sistantes au temps et au savoir.

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Bref, si on aime les histoires d’épouvante depuis autant d’annĂ©es, c’est parce que les meilleures d’entre elles sont rĂ©sistantes au temps et au savoir. Elles parlent Ă  une partie de notre cerveau qui n’a pas besoin d’explication ou de contexte : le moins on lui en donne, le plus elle s’active. Joyeux 30e, Fais-moi peur! Merci d’avoir Ă©tĂ© cette drogue douce m’ayant servi de porte d’entrĂ©e dans le monde de l’horreur!

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