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Je ne suis pas très bon pour me rappeler des noms des gens que je rencontre. Généralement, j’ai oublié le nom de mon interlocuteur la seconde qui suit son énonciation. C’est que mon cerveau monotâche est déjà au travail pour trouver comment donner suite à cette interaction sociale et il ne prend pas la peine de l’enregistrer. Ça me frustre énormément parce que je trouve que de se rappeler du nom des gens est une belle marque de leur appréciation. Et mine de rien, j’apprécie les gens.
À l’inverse, je me souviens de tous les visages et, la plupart du temps, de l’occupation de la personne dont je ne trouve pas le nom. Tout ça peut mener à des situations embarrassantes. Bizarrement, l’une de ces situations les plus embarrassantes est survenue à une occasion où j’ai confondu deux personnes dont je me rappelais sans problème les noms. Je n’avais juste pas associé les bons visages aux bons noms.
C’était le soir du party de fin de saison (et de fin de vie) de l’émission de radio On dira ce qu’on voudra animée par Rebecca Makonnen. J’y étais parce que j’y ai fait régulièrement des chroniques sur des sujets pour lesquels j’avais une expertise, comme Nickelback, les poupées hantées et Éric Zemmour. J’adorais participer à cette émission.
À la fin du party (la fin étant généralement vers 22h pour moi), j’ai quitté la place en même temps que Jérémie McEwen. Nous étions sur une rue perpendiculaire à la rue Ontario, près du Cégep du Vieux Montréal, et je me suis dit que ce serait une belle occasion de lui offrir un lift à bord de la rutilante Communauto que je venais de réserver, offre qu’il accepta volontiers malgré l’odeur de vieux botch qui en émanait. Je ne connais pas vraiment Jérémie McEwen. J’ai cité une ligne de l’un de ses essais dans mon livre sur l’introversion, mais c’est tout. Toutefois, je suis un introverti qui n’a pas peur de se mettre en danger et qui est donc un gars généreux du covoiturage.
Étant un as du small talk, je lui avais posé une question du genre « Quoi de neuf? » ou bien « à part de t’ça? », et il avait évoqué une pièce de théâtre sur laquelle il travaillait. J’aurais dû avoir la puce à l’oreille à ce moment, mais j’étais sur la track de lui parler du fait que je le citais dans mon livre et c’était une occasion pour moi, qui ai de la misère à trouver des sujets de discussion, d’avoir quelque chose à raconter. Je lui ai donc annoncé la chose : « Je te cite dans mon livre, en passant ». Il était bien content et m’a dit qu’il avait lui-même acheté mon livre, mais ne l’avait pas encore lu.
Quelques sujets de discussion plus tard, les indices s’accumulaient et je n’ai pas eu le choix de me rendre à l’évidence que je ne faisais pas un lift à Jérémie McEwen, philosophe et essayiste. Je faisais un lift à Guillaume Corbeil, écrivain et dramaturge.
Je sais que cette histoire aurait plus de punch si j’avais confondu Martin Matte et Sylvain Marcel, mais bon, c’est une histoire qui aurait pu mettre en scène n’importe qui.
La réalisation de ma méprise était arrivée en un éclair (qui n’était pas un éclair de génie, au contraire) et m’avait électrifiée de honte. Après avoir laissé Guillaume près de chez lui, je pense même m’être dit à voix haute « maudit cave ». C’est rare que je me parle à moi-même. Ça ne m’avait pas tellement soulagé alors je n’ai pas retenté l’expérience depuis.
J’avais déjà participé à un épisode de On dira ce qu’on voudra avec Guillaume, mais pas avec Jérémie. J’avais déjà vu Jérémie dans un party de On dira ce qu’on voudra, mais pas Guillaume. Je ne sais pas trop ce qui s’était passé dans mon cerveau pour que je mélange tout ça. Un brain fart qu’on appelle en anglais? C’est qu’en arrivant à la fête, j’avais vu Guillaume et je m’étais dit : « ah tiens, Jérémie ». J’avais passé la soirée avec cette conception erronée de la réalité. Ce n’est pas trop pire, il y a des gens qui passent leur vie entière avec une conception erronée de la réalité.
Dans la voiture, même après m’être rendu compte de mon erreur, j’avais feint que ce n’était pas le cas et j’avais bifurqué vers des sujets plus anonymes comme la météo, le pH de ma piscine ou la paix dans le monde. C’est seulement le lendemain matin, après avoir tergiversé toute la nuit sur la meilleure chose à faire, que j’avais décidé d’écrire à Guillaume.
C’est que je n’avais pas des tonnes d’options. Je n’aurais pas pu garder ça mort et espérer qu’il ne s’en rende jamais compte. J’avais dit au gars que je le citais et il possédait mon livre. Bien sûr qu’il allait voir que je ne le citais pas pantoute. Admettre l’imbroglio était la chose digne à faire.
C’était humiliant, mais je me suis senti un peu mieux.
Enfin, c’est ce que je croyais. Un an plus tard, je croisais Guillaume à la première d’une pièce à La Licorne.
On s’est salué, mais je n’ai pas osé aller lui dire que je repensais régulièrement à ce tour de voiture en rougissant. Je vivais un choc post-traumatique.
Les gens comme moi ont besoin de beaucoup d’énergie pour entretenir une conversation. C’est en partie parce que nous voulons être certains de notre affaire au moment de nous prononcer. Le pire est d’être complètement dans le champ comme ici. J’avais eu un instant d’égarement qui s’était avéré fatal.
Ça m’aura fait réaliser deux choses : ce n’est pas la fin du monde, de se tromper et ça peut être bon de googler notre interlocuteur avant de lui proposer un lift…
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