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La vie depuis notre enquête sur l’affaire Pelicot : épilogue

Épilogue : la vie depuis notre enquête sur l’affaire Pelicot

Les femmes ne sont-elles jamais en sécurité? 

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Décâlissant », « pertinent », « dégoûtant », « choquant », « dément », « sacrament », « révoltant », « épeurant », « affolant », « déviant » : les épithètes se terminant en « -ant/-ent » se sont empilés par centaines sous les nombreuses publications en marge de notre enquête où on a voulu savoir si une affaire comme les viols de Mazan, survenue en France, pouvait se produire au Québec.

Au cas où vous étiez caché dans le casier d’une école secondaire sans cellulaire depuis une semaine, un petit rappel.

Nous avons publié, ma collègue Cloé Giroux et moi, une annonce similaire à celle placée par Dominique Pelicot sur le défunt forum français Coco.fr, qui lui a permis de recruter une cinquantaine d’hommes pour violer son épouse, droguée à son insu, dans la petite ville de Mazan.

« J’ai un fantasme assez précis… Viens baiser avec ma femme endormie. Chut, elle ne doit pas se réveiller 😉 », a-t-on écrit sur le site JALF, une plateforme québécoise dédiée aux fantasmes, qui affirme rejoindre quatre millions de personnes.

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Derrière le pseudo « Morphée1315 », nous avons généré deux photos grâce à l’intelligence artificielle avant de publier notre annonce et avons attendu les réactions.

La suite, plusieurs d’entre vous la connaissent.

En 48 heures, plus de 100 hommes ont offert leurs services et seulement une poignée s’est enquise du consentement de notre femme endormie.

Depuis, l’affaire a fait grand bruit et continue de faire réagir ; Cloé et moi avons enchaîné les entrevues à travers la province. Au micro ou à la télé, nos interlocuteurs étaient catastrophés par nos découvertes, oscillant entre la nausée et la colère, à l’instar des nombreux témoignages reçus, publiquement ou anonymement.

Des témoignages comme celui de cette jeune femme qui souhaitait apposer un bémol sur une déclaration d’un des intervenants de notre reportage, Yves Paradis, le directeur du Centre d’intervention en délinquance sexuelle et sexologue psychothérapeute. En entrevue, ce dernier allègue qu’il faut de toute urgence trouver une façon de venir en aide à ces hommes qui n’ont pas l’habitude de demander de l’aide, qu’eux-mêmes ont probablement vécu des traumatismes dans leur jeunesse. Cette jeune femme estime que M. Paradis fait un raccourci un peu rapide entre « enfance difficile » et « délinquance », conférant ainsi aux violeurs un discours de victimisation insultant à ses yeux.

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« Je comprends l’idée, mais je trouve cela stigmatisant d’uniquement partager cette idée populaire de l’homme violeur traumatisé par des violences subies pendant son enfance », a réagi cette femme via un message privé, précisant être elle-même survivante d’un homme qui violait ses conjointes dans leur sommeil. Un homme scolarisé, issu d’un milieu bourgeois. L’histoire avait d’ailleurs fait grand bruit dans les médias et l’agresseur, reconnu coupable, a pris le chemin de la prison.

De retour à votre programmation régulière

Et maintenant, on fait quoi?

C’est la question qui me trotte dans la tête depuis une semaine, sans que je ne trouve de réponse. Le monde peut-il être meilleur maintenant qu’on a exposé ce qu’il s’y cache de plus laid? Bien sûr que non. La vie continue, un nouveau Micromag enterre déjà le précédent (différent, mais très bon aussi, promis).

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Bref, au terme de cet intense derby d’entrevues, l’attention médiatique s’effrite, tranquillement pas vite. Tiens, ABC vient de tirer la plogue sur le show de Jimmy Kimmel. À Gaza, les gens continuent de mourir alors que la planète pleure un influenceur d’extrême droite qui a déjà dit que le droit de vote pour les femmes était une erreur et que George Floyd méritait de mourir.

J’ai l’air cynique, mais avec plus de vingt ans de métier sous la ceinture, je me retrouve dans un rôle que j’ai déjà joué à plusieurs reprises.

Pas souvent. Je ne suis pas un si bon journaliste que ça, après tout. La dernière fois, c’était pour mon documentaire sur l’alcool qui a finalement été retiré de la circulation pour des raisons bidons. Pouêt, pouêt.

Mais, de manière réaliste, que faire après cette enquête?

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« J’espère que vous avez dénoncé ces gars-là à la police! », m’ont écrit plusieurs personnes. Mais dénoncer quoi, au juste? On n’est pas dans le film Minority Report (vieille ref), où Tom Cruise arrête des pas fins grâce à une technologie lui permettant d’arrêter des crimes avant même qu’ils n’aient été commis.

Même si les intentions des hommes qui ont répondu à notre annonce ne laissaient souvent planer aucun doute quant à leurs intentions (« tant qu’elle ne porte pas plainte… »), ces hommes – aussi tordus soient-ils – n’ont concrètement pas encore enfreint la loi.

De toute façon, comme on l’a vu au procès Pelicot en France, aucun de ces hommes n’aurait avoué avoir eu l’intention de profiter d’une femme endormie pour assouvir leurs bas instincts. Tous auraient juré avoir été induits en erreur, qu’ils croyaient à un fantasme consentant, que jamais au grand jamais ils ne voulaient violer une femme à son insu.

J’ai eu droit à cette drôle de thèse à plusieurs reprises, même pendant une entrevue. « Peut-être que ces hommes cherchaient juste à réaliser un fantasme. Vous faites un gros scandale avec pas grand-chose, monsieur le journaliste! »

On m’a même accusé de faire du – attention, tenez-vous bien – kink shaming, puisque j’aurais apparemment insulté la communauté des adeptes du fantasme de baiser une femme endormie.

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La sexologue Laurence Desjardins nous a même appris que cette paraphilie avait un nom : somnophilie.

J’invite ces hommes brimés dans leur créativité sexuelle à réécouter notre reportage au complet, puis de m’expliquer tranquillement (je suis pas vite-vite) quelle portion de l’aventure s’apparente à un fantasme entre adultes consentants.

Et tant qu’à faire, qu’ils me disent ce qu’ils trouvent si bandant dans le fantasme de baiser une personne inerte. C’est là l’expression de la domination et de la soumission à l’état pur, et qui ne bénéficie qu’à l’homme.

C’est pas moi qui le dis, c’est Laurence Desjardins et tous les autres experts qui se sont prononcés sur l’affaire, dans le reportage et dans les réactions.

Un peu d’espoir pour la route?

J’aimerais ça, moi aussi.

Heureusement, il y en a un peu.

Le site JALF, par exemple, aurait déjà réagi pour éviter que de tels dérapages se reproduisent sur son site. Entre autres, je suis encore (et probablement à jamais) banni, chose dont j’ai été informé par une espionne, mardi matin. Une espionne qui flânait sur ce site à 7h du matin, mais on n’est pas ici pour juger.

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Aux abonnés, donc, qui posaient des questions et manifestaient de l’inquiétude au sujet de notre reportage, voici ce que l’équipe de JALF a à leur répondre :

– Toutes les nouvelles inscriptions sont vérifiées manuellement par notre équipe de modération, présente 24/7 sur la plateforme.

– Tout le contenu public (textes, photos, vidéos) est modéré par un humain avant sa mise en ligne.

– Nous encourageons nos membres à signaler immédiatement tout comportement violent, harcelant ou non consensuel : ces signalements sont traités sans délai.

Pour le reste, ça prendra un gros coup de barre à l’ensemble de la société pour assainir la toxicité ambiante, parce que, de toute évidence, le statu quo ne fonctionne pas.

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La violence conjugale demeure un fléau (plus de 20 000 cas en 2023, une hausse de 66 % par rapport à 2005, selon l’Institut de la statistique du Québec), les féminicides font régulièrement les manchettes (25 en 2024, dont 13 issus de situations conjugales) et chaque mouvement de dénonciation pour des inconduites sexuelles commence à ressembler à des coups d’épée dans l’eau.

La sensibilisation n’est-elle finalement qu’une grande chambre d’écho dans laquelle on prêche entre convertis? À la lumière de ce reportage où deux hommes ont directement fait référence au procès Pelicot (dont un avec deux fautes), j’ai l’impression que plusieurs vivent dans des univers parallèles.

C’est pourquoi la solution passe peut-être par l’éducation. On le répète depuis toujours, mais si on montrait dès les couches aux garçons à ne pas banaliser la compétition malsaine, la violence ordinaire et la masculinité toxique sous prétexte que boys will be boys, ça serait déjà ça de gagné.

« Cette éducation-là, à l’équité, à l’égalité entre les êtres humains, au respect, à une éthique minimale, n’est pas faite », a résumé la professeure et auteure Martine Delvaux dans notre reportage, qui milite depuis tant d’années pour qu’on en finisse avec les boys clubs.

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Un sombre constat qui trouve écho chez Sony Carpentier, un doctorant en sociologie s’intéressant à la masculinité, qui affirme que si tous les hommes ne sont pas des violeurs, il y a présentement un système en place qui leur permet de l’être.

Enfin, la sexologue Laurence Desjardins estime que notre reportage confirme le besoin de revoir nos façons de faire et d’être pour en arriver à l’égalité des sexes.

Arriver en ville

Quant à moi, j’avoue que ce reportage m’a un peu fait échapper mes lunettes roses. Moi qui clamais que le Québec était l’un des rares endroits sécuritaires où vivre pour les femmes. Moi qui roulais parfois des yeux en entendant des femmes affirmer le contraire. Moi qui croyais que ma fille de 13 ans avait vraiment de la chance d’être venue au monde à Montréal, « là où tu peux rentrer seule à la sortie des bars sans te faire harceler ».

J’étais bien naïf.

Depuis une semaine, je prends davantage conscience de toutes les microagressions que subissent les femmes en permanence, juste parce qu’elles sont des femmes. J’absorbe un shit load d’histoires à vomir, mais qui ne font pas les nouvelles.

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Juste l’autre jour, ma collègue Charlotte me racontait d’un ton banal qu’un gars lui avait bloqué la porte tandis qu’elle sortait d’un dépanneur, une caisse de bière entre les mains pour notre 5 à 7. « Si tu me fais un sourire, j’te laisse sortir », lui a-t-il dit.

Le pire, c’est qu’elle n’était pas particulièrement scandalisée, l’air même de dire : « D’où tu sors, crisse? », en me voyant écarquiller les yeux.

Justement, je sors du monde de licornes dans lequel je vivais tranquillou, m’accrochant au mythe que le Québec était le dernier rempart terrestre contre la misogynie.

Je ne cherche pas à gagner le trophée de l’allié de l’année.

Je ne suis pas meilleur que personne.

J’ai sûrement gossé plein de filles en trente ans de bars, pas réagi de la bonne façon un paquet de fois, mais j’ai fait mon introspection en marge du mouvement #MeToo et j’essaye de faire mon possible pour faire partie de la solution.

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En fait, tout ce que je veux dire aux autres gars, c’est de vous faire entendre, des fois.

Parce que je vous cherche dans les commentaires sous mon reportage.

Je ne vous vois pas vous fâcher contre les vidanges qui s’en prennent aux femmes autour de nous.

Je ne vous en veux pas. Moi aussi, je ferme ma yeule, d’habitude.

Sauf que là, l’heure n’est plus à la passivité.

C’est à notre tour de nous lever quand les agresseurs de Hockey Canada retournent jouer dans la grande ligue comme si de rien n’était.

C’est à nous d’être en tabarnak quand notre amie se fait bloquer la porte du dépanneur par un estie de jambon.

C’est à nous aussi de vouloir crisser le feu quand un magnat de festival rit en pleine face d’une dizaine de courageuses qui ont tout à perdre en se lançant dans un procès hypermédiatisé pour dénoncer leur agresseur.

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On doit bien ça aux amies, sœurs, filles, mères, femmes autour de nous.

Elles sont fatiguées.

*****

Quelques ressources à retenir

#M’endors pas
Un organisme fondé par Caroline Darian pour lutter contre la soumission chimique sous toutes ses formes.

Ça suffit
Un programme s’adressant aux personnes vivant une souffrance reliée à des fantasmes sexuels de tout genre.

CALACS
Les centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel sont des ressources spécialisées s’adressant spécifiquement aux femmes et aux adolescentes.

Groupe Amorce
Pour les hommes avec des problèmes sexuels envers les enfants et les délinquants sexuels, judiciarisés ou non.

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