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Entrevue: Muzion – 20 ans de « Mentalité moune morne »

Le groupe souligne les vingt ans de son album «Mentalité moune morne» avec une réédition.

Par
Simon Tousignant
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Vingt ans dans le rap, c’est la différence entre 2001 de Dr. Dre et Astroworld de Travis Scott. C’est la différence entre Les princes de la ville de 113 et Deux frères de PNL. Au Québec, c’est la différence entre Mentalité moune morne… (Ils n’ont pas compris) de Muzion et… Mentalité moune morne de Muzion. Après 514-50 dans mon réseau de Sans Pression, c’est désormais le tour du classique créé par Dramatik, J-Kyll et Imposs de célébrer son vingtième anniversaire avec une réédition CD et vinyle.

Deep dans le game

J’ai retrouvé les trois rappeurs originaires de Saint-Michel dans un café du centre-ville de Montréal pour discuter de tout ce que ça implique, les vingt ans d’un album. D’ailleurs, on se sent comment de célébrer un tel anniversaire?

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Drama ne perd pas de temps : « C’est comme le FaceApp » (Rires.)

« On l’écoutait récemment, avoue Imposs, et quand tu le fais, tu penses pas que tu vas faire quelque chose de spécial. On l’a fait tellement sans réfléchir, on aurait jamais cru que 20 ans plus tard, ce soit toujours aussi dope, aussi actuel. »

C’est que Mentalité moune morne est un album aux thématiques encore franchement valables en 2019. Ces trois humains issus de la communauté haïtienne ont réussi à encapsuler l’expérience de jeunes Montréalais défavorisés qui cherchent à exister, coûte que coûte. S’il y a quelque chose de triste à constater que les tensions et inégalités liées à l’identité raciale existent toujours, les trois comparses décident de le voir avec humour.

« Bah… rien a changé, ils n’ont pas compris, c’est ça », me lance Imposs sèchement, causant le rire du reste du groupe.

Toujours aussi frais vingt ans après

Il n’y a pas que la thématique qui est restée actuelle. Même du côté de la production, des vibes, MMM garde un côté unique qui l’aide à passer les âges sans se rider. Citons en exemple le surprenant Lounge With Us qui, à sa sortie, faisait office d’ovni dans le rap québécois avec un son à mi-chemin entre le Dirty South et les productions de Timbaland.

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« En fait, on a été les premiers à faire du Dirty South, avance Drama. Pis c’est même pas qu’on s’est dit “on va être les premiers”, ça va avec le reste de l’album, on ne s’est pas posé de questions, on a juste fait ce qu’on voulait faire, ce qu’on feelait. »

C’est justement là que réside la force de cet album dont la popularité a explosé sous l’effet de singles comme La vi ti neg et Rien à perdre. Vingt ans plus tard, les trois artistes se sentent toujours aussi actuels, connectés et en phase avec le rap.

« À la base, avoue J-Kyll, on a pris la bonne décision de faire ce qu’on fait, et de pas se laisser tirer par telle ou telle influence ou façon de faire, ce qui fait qu’aujourd’hui, on a comme le meilleur des deux mondes; un album qui a marqué le temps, mais qui nous a aussi permis de poursuivre notre évolution. Logiquement, on y va avec le flow et vu tout ce qui se passe aujourd’hui, on accumule tout ce bagage et cette expérience qui nous permettent de continuer à avancer. »

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Avancer à sa façon

Cette expérience les sert encore aujourd’hui alors que les trois artistes se fraient un chemin dans le monde artistique à leur façon, toujours sans compromis. Si Dramatik connaît le parcours le plus traditionnel, lui qui a sorti trois albums solos dans la dernière décennie sous l’étiquette 7ième Ciel, ses deux collègues ont su créer leur propre parcours, plus atypique, mais toujours à leur façon.

De son côté, J-Kyll, maintenant connue sous son vrai nom Jenny Salgado, écrit, collabore et chante dans des projets qui lui tiennent à cœur, notamment le film Kenbe la : Jusqu’à la victoire du cinéaste Will Prosper dont elle a signé la trame sonore.

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« Ce qu’on a compris, m’explique-t-elle, c’est qu’il n’y a pas seulement une façon de vivre de la musique. Tout le monde pense qu’il faut être front stage, mais c’est complètement faux. Il faut seulement se fixer des buts réalistes, rester fidèles à soi-même, et y croire. »

Imposs, qu’on a récemment retrouvé sur la compilation We Don’t Die, We Multiply, prend le relais de sa sœur : « regarde ma situation : j’aurais pu sortir des albums solos, m’assurer d’être visible. Mais à la place, je suis allé vivre quelques années aux States, j’étais en studio avec Wyclef Jean pour d’autres artistes, je travaillais en pub et je gagnais très bien ma vie. »

Au point de ne plus faire de rap?

« Hell no!, me répond Imposs avec passion. J’ai un album qui va sortir éventuellement, je travaille là-dessus. Mais justement, j’ai attendu d’avoir envie de le faire, de sentir que j’avais quelque chose à dire plutôt que de juste sortir des affaires pour les sortir. Parce que si je voulais, j’ai plein de tounes avec Wyclef, j’aurais pu faire du bruit! (Rires.) »

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Influencer une ville

C’est probablement à cause de ces expériences variées que l’album et les artistes vieillissent bien. Toujours aussi complices, les trois acolytes montrent une curiosité et une ouverture d’esprit qui leur permet de porter un regard important sur la scène rap actuelle. Notamment lorsqu’il en vient à l’hommage que leur a porté Enima sur la chanson Génération Muzion, présente sur son dernier album De rien.

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Comment réconcilier cet hommage et les propos souvent très crus du rappeur, surtout envers les femmes?

« Ah man…, me lance Jenny alors qu’Imposs et Drama anticipent sa réponse avec excitation. Il faut comprendre d’où Enima vient. Pis, on vient du même milieu. Alors, ça serait facile de l’attaquer, de vouloir se dissocier de ça, mais moi, je le prends comme une marque de respect. Il faut savoir détacher les intentions des gens, c’est-à-dire que moi, en tant que femme, ça serait facile pour moi de seulement le démoniser sans se demander pourquoi il rejoint autant de gens, mais je vois tout ça. Alors je le prends, sans chercher de liens plus qu’il ne le faut. »

« Faut dire, lance Imposs, son album est sorti à minuit, et quelques minutes après, il m’a appelé pour me dire à quel point c’était important pour lui de nous rendre hommage, parce qu’on a un peu tracé la route pour des gens comme lui, malgré les différences de vibes. Pis moi, je comprends ça et j’accepte ça avec fierté. »

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Partager nos cultures

Vecteurs de la force de toute une communauté, Muzion a su inspirer des générations et même apprendre un brin de créole à de petits blancs comme moi. D’ailleurs, comment voient-ils cette explosion du créole comme slang typiquement montréalais au moment où des rappeurs blancs s’approprient certains mots créolisés?

« Moi je trouve ça vraiment dope, avoue Imposs. C’est facile de parler d’appropriation culturelle, mais si tu vis à Montréal, que tu te mélanges un peu avec les gens, c’est tellement normal que ta façon de parler évolue. »

« Tout est dans l’intention, renchérit J-Kyll, et l’intention ne trahit pas. »

Son frère continue d’expliquer : « quand tu croises les gens, tu vois qu’il y a un respect, ils nous disent qu’ils ont grandi là-dessus et qu’ils ont été influencés par ce qu’on a fait. Si ça avait été le contraire, ça aurait été touchy. Quand on a commencé MMM, c’était le premier disque de rap où le langage était montréalais, québécois. C’est le premier disque dans l’histoire du rap où c’était purement ça, alors on serait fous de rejeter cette influence qu’on a eue sur le Québec. »

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Il y a mille et une histoires à raconter autour de Mentalité moune morne. Notamment que c’est un des deux seuls albums à être parus sous un major label dans le rap québécois. Ou comment Muzion a réussi à aller suivre NTM en tournée en France pendant un été. Sauf que la qualité principale de ce disque réside dans sa force d’exister par lui-même, comme pour ses créateurs, finalement. Et comme ils n’ont jamais arrêté d’exister, ce 20e anniversaire est presque surprenant.

« Dans la forme, le rap c’est comme un sport, explique Imposs, pis si t’arrêtes pas, tu restes on point, et on a jamais arrêté. Le 20e… on est tellement pris dans nos trucs, Sony nous ont appelés pour nous dire qu’on devrait faire ça pis nous on était comme “fuck, ça fait déjà 20 ans?”, on avait trop pas calculé ça. »

Comme tout le reste finalement : pas de calcul, et que du feeling — la méthode Muzion. Vingt ans plus tard, elle est toujours aussi efficace.

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