Kid Koala est reconnu dans la sphère underground depuis plus de vingt ans pour de multiples raisons. Il porte les chapeaux de DJ, compositeur, producer et se démarque également grâce à ses talents d’illustrateur. Nombreux sont ceux qui vont même jusqu’à le qualifier d’authentique légende canadienne du turntablism. Mais derrière celui qui en met plein la vue avec ses séances de scratch détonantes se trouve (surtout) un artiste extrêmement minutieux qui aime que l’art parle de lui-même.
Ayant toujours été fan de musique contemplative et atmosphérique, il s’est lancé depuis quelque temps dans la production de Music To Draw To, une toute première série parue sur Arts & Crafts d’œuvres ambiantes marquées par une grande variété de synthés et de subtils samples planants. Bref, un tout autre trip.
Partiellement inspirée par l’esprit collaboratif de Brian Eno et David Byrne sur My Life in the Bush of Ghosts, cette lignée d’albums est élaborée aux côtés d’une vocaliste invitée : Emilíana Torrini pour le premier, Trixie Whitley pour le deuxième. Et comme si ce nouveau filon n’était pas assez spécifique, le musicien s’est laissé inspirer pour ces deux projets par le ralentissement et la quiétude générale occasionnés par les nuits glaciales du solstice d’hiver.
Du même coup, l’artiste montréalais a rangé son extravagant – et très usé – costume de koala dans un casier pour faire briller tous ses talents de compositeurs de musiques posées et méticuleuses. Ce qui teinte particulièrement ces nouveaux albums, c’est qu’ils ne sont pas faits pour se donner en spectacles; ils sont plutôt conçus pour tisser une toile de fond et ainsi accompagner l’auditeur dans l’aboutissement de ses propres projets. Le genre de truc dont Kid Koala se servirait alors qu’il fait danser ses crayons pendant des heures sur le papier. Le nom Music To Draw To ne sort pas de nulle part!
On est allé rejoindre l’artiste dans le dôme de la SAT quelques heures avant sa prestation pour en savoir davantage sur les fondations de son nouvel album, les motivations derrière sa démarche et pour lui demander comment se transpose cette volonté de passer la création au suivant.
Effacer la vedette
Après avoir concocté Satellite avec Emilíana Torrini en 2017, il présente actuellement Io, une nouvelle création délicatement exploratoire faite en collaboration avec Trixie Whitley, une chanteuse américano-belge. Pour ce deuxième volume d’une série de trois – c’est du moins ce qui est convenu pour l’instant – Eric San, de son véritable nom, et sa nouvelle acolyte ont mis au monde une nouvelle offrande d’electronica racontant l’histoire de ce personnage de la mythologie grecque pris dans un conflit amoureux. Une ligne narrative inspirée des dieux, mais qui peut aisément rejoindre le commun des mortels.
Dès le départ et toujours dans cette même volonté, l’œuvre a été pensée et montée pour alimenter une étincelle artistique et pour propulser l’imaginaire de la personne qui décide de l’écouter. Une quête née d’expériences marquantes avec des albums qui sont restés dans la tête du créateur. « Il y a beaucoup d’albums qui ont cette habileté de me plonger dans cet état de concentration et qui me permettent de créer à mon tour. Et ces œuvres sont très importantes pour moi. Il y en a plusieurs qui se sont taillé une place parmi mes albums préférés. Je pense notamment à Lucky Cat de ISAN ou encore à It’s a Wonderful Life de Sparklehorse. Ce sont des albums qui ont été faits pour la radio, mais en même temps, qui sont très lents et tellement détaillés. Quand je les écoute, c’est comme si j’entrais dans une sorte de transe. »
« La série Music To Draw To, je pense que c’est en quelque sorte ma contribution à ce genre de musique, » lance-t-il.
Planètes, mythologie grecque et connexions
Je connaissais déjà quelques-uns des satellites de Jupiter, dont Europe et Ganymède, puis je suis tombé sur Io.
Pour développer la trame de fond qui allait jeter les bases de ce nouveau volet de la série, Eric n’a eu qu’à se fier à son instinct et sa propension naturelle à regarder les étoiles le soir venu. Un exercice qui allait s’avérer fructueux et plein de substance pour tapisser ce désir de nourrir l’auditeur. « J’imagine que je me questionne un peu la grande signification des choses. Lorsque je me suis lancé dans la recherche pour Satellite [le premier album de la série à propos d’un couple qui est séparé par une mission sur Mars], j’avais fait pas mal de lectures sur les autres planètes de notre système solaire et leurs satellites naturels. Je connaissais déjà quelques-uns des satellites de Jupiter, dont Europe et Ganymède, puis je suis tombé sur Io. Je connaissais leurs noms, mais je ne connaissais pas leurs histoires et la raison pour laquelle on les avait nommés selon ces personnages de la mythologie grecque. Et j’ai commencé à lire un peu plus sur le sujet. C’est à ce moment que ça a vraiment capturé toute mon attention. C’était au même moment où j’ai commencé à collaborer avec Trixie… »
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À partir de cette piste d’inspiration, Trixie Whitley, la collaboratrice invitée après un premier contact sur le web, a pu établir un point de rencontre artistique avec Kid Koala pour voir s’ils pouvaient arriver ensemble vers quelque chose de potable. Tout a rapidement pris forme. « Elle me faisait part de sa vision des choses, de son vécu et de certaines expériences qu’elle avait dû traverser. On essayait de se retrouver au centre de tout ça pour essayer d’y trouver un sens. Tout ce processus durant lequel on faisait connaissance s’est catalysé à travers Io. Il y avait certains thèmes de cette mythologie qui ont fait de son récit le filon narratif central. C’est la graine qui a germé pour mener à ce qu’on peut finalement entendre sur l’album, » explique-t-il.
« Il y a plusieurs éléments, notamment certains personnages dont Ara et sa colère profonde quand elle a appris ce qui se passait entre Zeus et Io. On a exploré tout ça dans la création. Dans cette perspective-là, Trixie s’est mise à interpréter et même d’incarner ces personnages. »
La main dans le coffre aux trésors
Il y a certains ingrédients uniques qui ont permis de solidifier la recette et l’esprit de la courtepointe musicale d’Io. Par un heureux concours de circonstances, après une performance présentée au National Music Centre de Calgary, Eric s’est vu offrir par le musée en question une opportunité d’enregistrer sur place pendant quelques jours. En plein hiver, il s’est donc retrouvé enfermé dans une pièce avec un paquet d’instruments historiques et même quelques prototypes. Il a notamment pu mettre la main sur plusieurs modèles rares de synths de marques Moog, Buchla et E-Mu. « Pendant mes expérimentations, c’était comme si j’essayais de trouver l’élément qui faisait que chacun de ces instruments était unique au monde. »
« Depuis le début de ma carrière, même au niveau du scratching, j’ai toujours porté une grande attention aux plus minimes parcelles de sons. Même si bon nombre de synths ont à peu près les mêmes contrôles et les mêmes effets, je creusais toujours pour essayer de trouver cette petite chose que je n’avais entendu aucune autre machine faire. Et quand je le découvrais, je me mettais à enregistrer pour l’incorporer dans une des tracks de Io. »
« À titre d’exemple, dans All for You, je me suis servi d’un ARP Quadra pour la douce trame qui se dessine très lentement tout au long du premier verse jusqu’au refrain. C’est comme une paisible montée d’énergie. Cette chanson avait déjà été complétée et Trixie avait déjà enregistré la voix et tout. Quand j’ai rajouté cette touche-là, la chanson est montée à un niveau que je n’avais même pas pu imaginer. »
« Au final, il doit y avoir une quarantaine de claviers qui ont servi dans l’élaboration de Io. Et dans certains cas, je ne me suis servi que d’un seul son pour une mélodie ou un contrepoint. »
Comme un tremplin de créations
Le produit final terminé, il trace son petit bout de chemin à de nombreux endroits où il passe. En plus de prendre vie dans le confort des headphones des auditeurs qui décident de prêter une oreille à Io, Kid Koala organise quelques prestations spéciales de Music To Draw To durant lesquelles il invite le public à se mêler à sa performance. Autrement dit, il propose aux curieux d’apporter un projet sur lequel ils veulent se concentrer et se servir de son set comme d’une plateforme pour les mener à terme. Un succès notoire, si on se fie aux mots de l’hôte.
L’autre soir, il y a même une femme qui était en train de travailler sur des scans de cerveau.
« Ce qui m’inspire le plus dans ces événements-là, ce sont tous ces gens qui viennent se servir de notre musique pour faire des trucs que je ne sais pas faire. Ils viennent faire fabriquer des vêtements, d’autres font du codage de jeu vidéo. L’autre soir, il y a même une femme qui était en train de travailler sur des scans de cerveau. C’était une neuroscientifique. Elle était sur un truc hardcore de biologie et elle m’a dit qu’elle écoutait mes mix pour travailler, » révèle-t-il avec une certaine fierté. « Les gens s’expriment et c’est d’une grande inspiration pour moi. Cet événement est fait pour l’esprit de communauté. Honnêtement, les gens peuvent venir et essayer n’importe quoi. »
« C’est un événement auquel j’aimerais moi-même me joindre, en tant qu’artiste visuel introverti. Parfois, le simple fait d’être entouré de gens qui sont concentrés sur leurs propres trucs, ça aide à stimuler ou encore à relancer la créativité. Il y a une énergie vraiment particulière dans ce genre d’environnement. Et ce n’est pas comme si tout le monde devait faire exactement la même affaire. C’est la variété qui rend tout ça encore plus intéressant. »
« Plus jeune, quand je me sentais écrasé par tout ce qui se passait à l’école, je pouvais toujours me retrouver à la maison et dessiner. C’est le genre d’exercice qui faisait en sorte que je pouvais être en mesure de me recentrer par la suite. »
Eric San doit s’occuper des derniers préparatifs pour sa prestation lorsqu’on lui demande, en guise de dernière question, ce que cette nouvelle série d’albums a en commun avec ses premières créations aux yeux de son noyau dur de fans de toujours. « Honnêtement, pas grand-chose, mais le processus est toujours le même. Tout est une question d’être très attentif aux plus infimes détails et d’essayer de les capturer pour recréer une nouvelle expérience ou un sentiment particulier. Mes trois premiers albums étaient orientés vers la comédie. Il y a avait des jokes, des trucs bizarres, des bruits de poulet et plein de sonorités très random. Et ça avait aussi déboussolé pas mal de gens quand c’est sorti. Je pense qu’au cours de notre vie, notre job est de nous surprendre nous-mêmes, mais surtout de cumuler ce qu’on apprend en cours de route et de l’appliquer au prochain projet. C’est pas mal ce que je m’efforce de faire. »