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Entrevue : Gabrielle Boulianne-Tremblay – Juste la fille d’elle-même

« J'écris beaucoup avec mon corps ».

Par
Daisy Le Corre
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Gabrielle Boulianne-Tremblay. Je connaissais son nom et son visage grâce à Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, mais pas encore sa plume. Et quelle plume. D’abord happée par la sublime couverture (illustrée par Sara Hébert), c’est dans ses mots que j’ai fini par plonger, un soir de février entre la poire et le fromage. Pourtant je ne suis pas une lectrice facile. Je n’aime pas lire des histoires ni qu’on m’en raconte. Quand bien même j’ai passé la plus grande partie de ma vie à étudier la littérature française. Enfant, je cassais ma tirelire pour m’acheter des dictionnaires de citations (c’était avant de sombrer dans la dépendance aux Pogs), je cherchais à collectionner les beaux mots mentalement, juste pour moi. Du bonbon pour l’âme. Et c’est exactement l’effet produit par La fille d’elle-même de Gabrielle Boulianne-Tremblay. J’ai eu la chance de passer trente minutes au téléphone avec elle pour en savoir plus sur cet art, bien à elle, de rendre son réel universel. Et de ce que ça change (ou pas) d’avoir écrit le premier roman d’autofiction francophone en tant que femme trans québécoise.

Comment as-tu trouvé ce titre qui sied parfaitement à ton ouvrage ?

Il m’est vraiment apparu à la fin du processus créatif. J’avais du mal à trouver un titre qui représentait bien l’ouvrage, mais au fil du temps, à force de le relire et de le retravailler, j’ai fini par le trouver après plusieurs essais, et tâtonnements. C’est seulement après avoir relu mon roman pour la dixième fois qu’il m’est apparu : La fille d’elle-même.

C’est un titre très poétique que je trouve très évocateur : en poésie, on dit peu pour dire beaucoup et je trouve que ce titre-là résume entièrement l’expérience de mon personnage.

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Comme moi, la protagoniste vient d’un petit village où les gens demandent souvent aux enfants : « t’es le petit gars ou la petite fille de qui ? ». Mais mon personnage est dans un processus d’autoaffirmation, d’affranchissement et de réalisation de soi, alors je trouvais ça vraiment empowering ce titre. Parce qu’elle n’appartient à personne, c’est elle qui s’est créé sa propre vie aussi. Je suis très fière d’avoir trouvé ce titre ! (rires)

Combien de temps as-tu mis pour faire naître l’histoire ? Quels ont été tes défis ?

Le premier jet est apparu il y a une quinzaine d’années, environ. C’est la moitié de ma vie, en fait ! J’ai commencé à l’écrire quand j’étais ado cette histoire. J’ai eu à transformer cette histoire-là au fur et à mesure que je me transformais moi-même, que je comprenais de mieux en mieux la personne que j’étais et que j’accédais à ma vérité.

Ma principale difficulté a été de poursuivre cette histoire sur une aussi longue période de temps. Parce que, certes, cet ouvrage est sorti d’une urgence, mais cette urgence, je la voulais compréhensible pour les autres, choisir les bons mots pour parler de tel ou tel sentiment, de telle ou telle expérience. C’est pour ça que cette histoire a mijoté et macéré longtemps dans ma vie.

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À la base, dans ce projet, il y avait deux voix : un homme et une femme, et moi je ne savais pas encore que j’étais une femme trans. Mais on pouvait déjà percevoir qu’il y avait cette féminité-là qui voulait éclore. La fille d’elle-même est vraiment sorti vainqueur de tout ce questionnement littéraire que je m’étais imposé.

Mais cet ouvrage a failli ne pas voir le jour à cause d’un certain découragement, et d’un manque de motivation. Heureusement, j’en faisais relire des bribes à certains de mes proches, c’est grâce à eux que j’ai continué. Je suis privilégiée d’avoir eu un entourage qui m’a soutenue du début à la fin. Je ne les remercierai jamais assez.

Quel message voulais-tu faire passer à travers ton premier roman ?

Mon roman ne s’adresse pas qu’à la communauté LGBTQ+ , il s’adresse à tout le monde. Aussi et surtout aux gens qui ne connaissent pas de personnes trans dans leur entourage immédiat, je suis persuadée que La fille d’elle-même peut éveiller de l’empathie et de la compassion, comme tout bon récit d’apprentissage.

«La fille d’elle-même, c’est un drapeau blanc que je brandis pour qu’on arrête de nous tuer, de nous infliger des violences et de nous intimider.»

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Je vois de la violence encore partout dans ma communauté. Avec La fille d’elle-même, c’est un drapeau blanc que je brandis pour qu’on arrête de nous tuer, de nous infliger des violences et de nous intimider. Les personnes trans sont des humains comme tout le monde qui ont la même aspiration que les autres : trouver un équilibre dans leur vie et être heureux.

80% des gens n’ont pas de personnes trans dans leur entourage direct alors j’ai voulu remédier à cette situation avec ce récit au “je”. Maintenant, les gens peuvent au moins connaître La fille d’elle-même. D’autant qu’on est vraiment dans les sentiments, on vit les épreuves avec elle tout au long de l’ouvrage, on a l’impression de la connaitre.

Dès les premières pages, il y a des phrases entières qu’on a envie de répéter à voix haute, de garder pour soi, de surligner même (sacrilège, je sais !). Comment les mots te viennent ? D’où te vient ton inspiration, qu’est-ce qui te guide ?

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J’adore ta question ! Merci de me la poser. Ça change des entrevues où l’on parle souvent plus de moi que de ce que je fais. J’écris depuis que j’ai 11 ans, c’est une seconde nature pour moi, l’écriture. Quand je trouve des phrases qui me rejoignent et qui me font vibrer, j’ai envie de les partager. C’est vrai que j’ai été généreuse dans La fille d’elle-même sur ce point-là, dans cette livraison d’images qui me font vibrer, alors je suis contente que ça se ressente.

«Mon livre est un peu comme une aquarelle où chacun définit les contours selon ses propres référents.»

Mais pour parler concrètement, je te dirais que j’écris beaucoup avec mon corps. Je suis une fille organique qui ressent les choses, qui explore la vie avec tous ses sens. Je suis aussi une femme de cinéma, une femme d’images fortes, concises, presque découpées au couteau. Je ne voulais pas non plus imposer mes référents aux gens : mon livre est un peu comme une aquarelle où chacun définit les contours selon ses propres référents.

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Pour ce qui est des muses, j’ai beaucoup lu Annie Ernaux, Nelly Arcan, Sylvia Plath, Marie Uguay : ce sont des femmes que j’admire énormément qui ont su transmettre leur passion de vivre et celle de l’écriture. Ça a été contagieux pour moi, ça m’a donné envie de suivre leurs voies/voix et de raconter tout ce qui me chavire, dans une écriture d’urgence, de passion.

Avec La fille d’elle-même, j’ai écrit le livre que je voulais lire, en fait.

Comment ont réagi tes proches lorsqu’ils ont appris que tu écrivais un roman d’autofiction ?

Dès le début, j’avais expliqué à mes parents qu’ils n’allaient pas se retrouver dans mon livre, que ça allait être une autre famille. On est dans l’autofiction pour cette portion-là et je tiens vraiment à le préciser, d’autant que mes parents sont encore en vie. Ma protagoniste évolue dans une cellule familiale dysfonctionnelle avec un père absent et une mère présente, mais absente en même temps, avec une incapacité à materner. Donc c’est une fille qui s’élève un peu par elle-même…

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Mes parents sont au courant de mes projets littéraires, de mes expressions assez crues et honnêtes. En fait, ils ont attendu le résultat final pour lire mon ouvrage. J’ai la chance d’avoir des parents qui croient en moi.

Quels sont les livres traitant de transidentité qui t’ont marquée et que tu conseilles à celles et ceux que ça intéresse ?

La littérature trans est foisonnante. Je peux te citer, entre autres, Fierce Femmes and Notorious Liars: A Dangerous Trans Girl’s Confabulous Memoir, de Kai Cheng Thom ; Les garçons au vent, de Roxane Nadeau ; Ciel et Assignée garçon de Sophie Labelle ; les romans de Samuel Champagne, en général. Et puis Valide, le premier roman de Chris Bergeron qui sortira le 31 mars 2021, il fait partie des livres les plus attendus selon la presse. C’était aussi le cas pour La fille d’elle-même, ça nous fait chaud au coeur d’être aussi attendues et d’ouvrir les voies en matière d’autofiction, surtout après nos parcours de vies rocambolesques.

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Que dirais-tu à une personne trans qui ne se retrouve pas dans cette société de 2021 ?

Il faut s’accrocher à ses rêves, et s’entourer de gens qui croient en nous, qui nous écoutent, même si c’est compliqué en temps de pandémie. Mais il faut garder un lien ne serait-ce que par textos ou par simples appels téléphoniques. Il faut persévérer et vivre sa propre vérité, c’est comme ça qu’on s’accomplit. Quand je repense à la personne que j’étais en tant qu’homme, à ma tristesse et à mon incapacité à vivre ma vie parce que je ne voulais pas qu’on me « reconnaisse » comme un garçon… Alors je ne m’accomplissais pas. Dès le moment où j’ai décidé de dire : « je suis une femme », tout a changé et j’ai pu m’épanouir.

Même si, actuellement, le présent est tellement morne, il faut continuer à rêver. À force d’y croire, ça va arriver.

Qu’est-ce qu’on doit faire en tant que société pour les personnes trans puissent vivre en paix ?

Il faut parler des différentes réalités dès l’école, ou même avant. Il faut lire les oeuvres des personnes trans et si on est témoins ou victimes de violences trans : il faut les dénoncer. Les alliés sont très importants pour la cause des personnes trans, encore très vulnérables dans nos sociétés. Et pour être un bon allié, ce n’est pas si compliqué, il suffit d’écouter sans juger, de s’instruire sur les réalités trans, et de ne pas passer sous silence l’intimidation ou les violences. Les personnes trans se sentent dignes et légitimes d’exister si elles se sentent soutenues, valorisées, et aimées. L’amour, c’est le plus important.

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Dans un village à la lisière d’une forêt de conifères, une petite fille se sent différente, tout le monde croit qu’elle est un garçon. Souliers toujours trop petits, coupe champignon, elle se fait traiter de fille manquée, fume des cigarettes pour ne plus grandir et traîne pendant toute son adolescence un garçon mort dans son portefeuille jusqu’à ce qu’elle se donne naissance en quittant la terre à l’origine de sa tristesse.