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Entrevue : Bertoulle Beaurebec – Plaidoyer pour une sexualité décomplexée
Se présenter comme une salope est pour elle une manière de désacraliser le corps, de le retrouver, de ne plus le voir comme un objet d’oppression et de pressions. Bertoulle Beaurebec, afroféministe, travailleuse du sexe et artiste pluridisciplinaire, partage sa philosophie dans l’ouvrage saisissant et nécessaire Balance ton corps. Manifeste pour le droit des femmes à disposer de leur corps (Editions La Musardine). Avec son livre, elle invite à penser autrement la sexualité, à se défaire des idées reçues autour du travail du sexe, et à imaginer un féminisme plus inclusif.
Au fond, c’est quoi être une salope ? Se réapproprier ce terme, c’est reprendre du pouvoir ?
Être une salope c’est être quelqu’une qui a des mœurs sexuelles légères, qui a des comportements sexuels considérés comme déviants par rapport à une certaine norme. Il s’agit d’une insulte qui est utilisée pour contrôler les femmes, pour leur mettre la pression et les atteindre dans leur dignité. On peut décider que ce mot n’a plus de pouvoir sur soi, estimer qu’il n’y a rien de mal à être dévergondée sexuellement, que cela n’est pas un mauvais trait de caractère. On l’a déjà utilisé contre moi, je pense que c’est le cas de toutes les femmes. Ma réaction est simplement de penser : «Bah oui, et donc ?» Cela ne dit rien sur moi. Avec mon exposition très jeune à la fétichisation de mon corps et au racisme, j’ai très vite compris que les gens allaient apposer ce qu’ils voulaient sur moi et que je n’avais pas à m’adapter au regard des autres.
En quoi est–ce un acte politique et révolutionnaire ?
Je pars du principe que si jamais on arrive à faire perdre du pouvoir à cette insulte essentiellement sexiste, on peut toutes se libérer d’une pression constante sur nos comportements sexuels. Le fait de se réapproprier le terme pour en faire un mot mixte ou neutre, politiquement, on reprend le pouvoir sans risquer d’être atteint.e dans notre dignité par ces armes verbales. Cette réappropriation est également révolutionnaire car si cette façon de penser devient globale et se vulgarise, cela peut changer la manière dont on perçoit la sexualité et le regard des femmes sur leur propre sexualité.
En opposition, vous parlez de « femmes respectables ». A quoi ressemble cette « respectabilité » ?
Elle est illusoire. Bien sûr, il y a des critères : il faut correspondre à l’image que l’on se fait d’une femme rangée, il faut être une mère de famille dévouée, être une femme abstinente… Il faut jouer le jeu. J’ai été soumise comme toutes les filles et femmes par ces injonctions qui sont tacites. On se dit qu’il faut correspondre à ces idéaux pour être une femme valorisée. Je n’ai pas trouvé d’exemple du type de femme que je pourrais être en regardant des films, en lisant des contes, etc. C’est à la fois une malédiction mais également une chance dans ce cas de figure. Je me suis vite dit que, de toute façon, les femmes comme moi sont considérées comme perdantes dans la vie. Je suis devenue une gagnante en déconstruisant ce processus de pensée là.
Écrire ce livre, était-ce une manière d’apporter d’autres représentations ?
Il est salvateur d’avoir un miroir dans l’espace médiatique et artistique, de comprendre que l’on n’est pas seule, de montrer que cette catégorie de la population existe et que celle-ci peut aussi être intellectuelle et se penser elle-même. Avec ce livre, j’avais envie d’apporter une autre norme, de refuser de s’adapter à des boîtes toutes faites. Dans un premier temps, il s’agit de montrer toute la multitude de formes que peuvent prendre ces boîtes et puis un jour, je l’espère, celles-ci deviendront obsolètes. C’est vraiment par manque de représentations que j’ai eu cette impulsion d’écrire ce livre.
Lorsque l’on évoque les travailleuses du sexe, on les décrit souvent comme des victimes. Pourtant, bon nombre d’entre elles ont aussi fait le choix de faire ce métier par envie. Comment vivez-vous cette stigmatisation et les jugements ?
J’ai, bien sûr, du mal à le vivre, comme mes consœurs et mes confrères. On se bat pour être entendu.es. On vit dans une société qui est censée être démocratique, qui est censée laisser la place et l’espace de parole à toutes et à tous. On est dans une situation où les personnes qui prennent des décisions sur nos vies ne pensent pas à nous comme elles devraient le faire. Nos paroles ne sont pas valorisées car nous avons fait un certain choix de vie. On devient des éternels enfants à qui l’on ne va jamais demander l’avis. C’est très grave, c’est une forme de violence. Celle-ci est permise par une volonté idéologique d’abolir la prostitution. On veut faire de la prostitution une sorte d’entité qui existe par elle-même en ignorant complètement que légiférer sans nous, débattre sans nous, c’est participer aux violences, aux stigmates et aux meurtres qu’on compte tous les ans pour lesquels on n’a jamais justice. C’est difficile mais on ne se laisse pas faire. On va faire entendre nos voix.
Quel rapport entretenez-vous avec le féminisme ? Vous dites avoir parfois eu l’impression de trahir la cause en prenant part à des activités qui hypersexualisent la femme, comme la pornographie ou la prostitution.
Lorsque j’ai commencé à me politiser, mon premier contact avec le féminisme français était blanc et universaliste. Il était aussi abolitionniste et entretenait un rapport assez véhément envers le travail du sexe. Alors que je m’éveillais politiquement, vers mes 18 ans, et que je commençais à être effeuilleuse érotique, il y a eu des moments où je me suis dit qu’il y avait un souci. Mais non, il n’y a pas de souci. Il n’y a pas de métier particulier à faire pour être une bonne féministe. Je me bats pour qu’on puisse être considérées de la même manière que les autres féministes. C’est l’essence même du féminisme : ne pas avoir à être jugée sur des choix personnels pour que notre parole puisse être valorisée et notre personne crédible. C’est une question que des activistes m’ont beaucoup posée. Pour moi, ça revient à demander à une personne pourquoi elle est féministe alors qu’elle aime faire des fellations: ça n’a rien à voir. C’est tomber dans le piège du patriarcat que de se poser, entre nous, ce genre de questions.
Vous dites que la solidarité est le pilier central de la suprématie masculine. À l’inverse, la solidarité féminine et la sororité peuvent-elles faire bouger les lignes ?
J’en suis persuadée. Si ce n’était pas le cas, le patriarcat ne se serait pas donné autant de mal à essayer de nous faire croire que nous étions naturellement vindicatives les unes envers les autres. Lorsque l’on contrecarre ces choses-là, on donne de la force et du pouvoir au mouvement féministe. On se donne du carburant pour aller le plus loin possible en se soutenant les unes les autres, en se faisant la courte échelle et en étant soudées. Pourquoi avons-nous du mal à faire condamner nos agresseurs, pourquoi on a du mal à faire entendre nos voix ? C’est parce que les hommes ont décidé qu’entre eux, ils allaient se serrer les coudes. Ils s’identifient les uns aux autres. Ils sont désolés les uns pour les autres. On devrait clairement appliquer cet exemple à nos communautés.
Avez-vous l’impression que les choses bougent ces derniers temps, que le discours féministe est plus entendu ?
Un certain type de mouvement est plus entendu, celui du féminisme universaliste, celui qui est blanc, bourgeois et qui a des préoccupations autres que les miennes. Je pense qu’on entend une forme de féminisme qui n’est pas nécessairement la plus révolutionnaire, qui n’est pas la plus menaçante pour le patriarcat. C’est un peu l’arbre qui cache la forêt. On va faire passer ce féminisme pour le féminisme. Et toutes les autres formes plus radicales, plus spécifiques, intersectionnelles, on va les reléguer au rang de théories, de variantes, comme c’est le cas de l’afroféminisme. Cela arrange le pouvoir en place.
À la fin du livre, vous évoquez votre monde idéal, celui dans lequel la sexualité ne définit plus une personne, celui dans lequel une strip-teaseuse peut se reconvertir en professeure des écoles, celui dans lequel le mot « salope » n’aurait plus lieu d’être. Pensez-vous qu’il est possible d’y arriver un jour ?
Je pense qu’on peut y arriver mais je ne pense pas que je le verrai de mon vivant, pour être honnête. Si on peut le penser, on peut faire. La pensée, la parole, et l’écriture sont créatrices. La diffusion d’une pensée peut créer un mouvement, créer une révolution. Ce n’est pas impossible.