Ben Shemie est le genre d’artiste qui aime avoir le contrôle sur la création. Lorsqu’il est à fond dans la conception d’un nouveau projet pour son band, le quartet montréalais indie-rock-electro Suuns, il fignole méticuleusement tous les détails. Un trait de caractère qui le définit depuis les tout débuts.
Ayant récemment gagné en confiance sur ses plus récents projets, le showcase expérimental Enduring Love (2017) et le dernier album Felt (2018), l’envie d’improviser s’est mise à lui occuper l’esprit. Pour vrai. Et c’est ce qu’il a fait lorsqu’il s’est mis à jouer avec de vieux démos non utilisés de Suuns, qu’il a joint à des exercices de créations improvisés avec de gros effets de feedback.
Cette année, il a poussé la note et a fait paraître A Skeleton, un tout premier album solo détonnant qu’il décrit comme « un album pop expérimental au son synthétique froid avec des touches de psychédélisme ». Un projet qu’il a mené de manière très instinctive, permettant à la machine de jouer dans les balises installées par l’humain, et qui sonne finalement plus « extrême », moins subtil et plus pop que tout ce qu’il a sorti dans sa carrière.
De passage à MUTEK pour un set en grande partie improvisé durant lequel il performait devant un petit mur d’amplis empilés les uns sur les autres pour faire crier la machine, on a pris le temps de jaser avec le principal intéressé pour savoir ce qui l’a poussé dans cette direction.
Tu as fait ta marque dans le monde artistique en tant que membre de Suuns dans lequel tu es leader. Considérant le fait que tu as un grand input dans le band, qu’est-ce qui t’a incité à expérimenter en solo?
Il ya plusieurs choses. Je pense que Suuns, en général, ça bouge d’une certaine manière. Ça suit un genre de beat et moi je crée de la musique un peu plus rapidement que le band. Et moi, en tant que compositeur, j’ai toujours fait des projets solos, mais je n’ai jamais sorti de musique. Pis j’avais envie d’explorer quelque chose de plus expérimental, un peu plus pop, dans lequel j’avais un peu plus de liberté. J’ai beaucoup de liberté dans Suuns, mais je sais pas, l’album que j’ai fait, je l’ai fait très vite. C’est la première chose que j’ai enregistrée où je me suis dit que j’aimais vraiment ça au point de vouloir le sortir.
Avant, c’était toujours des projets assez particuliers, mais j’avais pas envie ou j’étais pas convaincu que c’était assez bon pour sortir. C’était la première fois où je suis tombé sur quelque chose que je trouvais cool et que je voulais continuer.
Ça faisait donc longtemps que tu expérimentais en solo. Qu’est-ce qui a fait que cette fois-ci tu as eu envie de présenter ce projet-ci? Qu’est-ce qui t’a interpelé?
Hmmm, peut-être parce que, les chansons et toute la création étaient vraiment basées sur une idée forte que je pouvais développer sur plusieurs morceaux. C’était comme un album de performance. Y’avait un fil conducteur. C’est une idée qui était « complète ».
Ton album A Skeleton a été fait d’une traite avec une grande part d’improvisation. Parle-moi du processus de création. Tu voulais apprendre quelque chose ou c’est un exercice qui s’est imposé sans le vouloir?
Je suis tombé sur une technique avec le feedback et c’est cool parce que c’est quelque chose qui est complètement dans le chaos et qui change chaque fois que je le fais. Y‘a quelque chose qui me libère des contraintes de faire des chansons ou des trucs très calculés. En même temps, dans cette improvisation, y’a des paramètres qu’il faut respecter pour guider le projet d’une certaine part, maitriser le feedback, mais reste que ça change tout le temps. Et ça, je trouve ça très fort.
En fait, c’est ça le point de départ. C’est de trouver quelque chose dans la musique où les paramètres ont leurs propres vies. C’est justement un peu dans l’esprit de la musique électronique pure, c’est-à-dire que la machine fait tout le travail et nous en tant que compositeurs, on est juste des guides. On les pousse d’une façon, mais on les laisse créer.
Sur l’album, tu joues entre les sonorités organiques et les effets synthétiques. Qu’est-ce qui t’intéresse dans le clash entre les deux?
Moi je ne fais vraiment pas beaucoup sur les synthés. Le feedback, fait son propre jeu, pis je le modifie. Y’a le reverb, et beaucoup de delay. Alors y’a pas beaucoup d’intervention de ma part sur la plupart du set. Quand je joue les chansons, dans un sens, c’est déjà précalculé. Alors c’est vraiment de trouver les sons, mais c’est complètement synthétisé. Bon, y’a le chant aussi, mais y’a pas de guitares ou de batterie. C’est très léger dans le sens que c’est « portable », mais c’est pas vraiment parce que j’utilise des amplis. Les amplis, ça amène un côté plus rock n’ roll à tout ça. Une sonorité, un timbre.
Mais y’a des limites à ce que je peux faire avec ce projet-là dans le sens que, avec les amplis, ça limite ce que je suis capable de faire. J’ai pas beaucoup d’options avec mes synthés. Je pense que c’est important d’avoir des limitations sur ce qu’on fait, justement, pour se forcer à trouver des choses. La musique électronique, j’suis dedans, c’est un peu le monde où je me trouve. Ça va à l’ infini les possibilités. C’est un peu comme un studio.
Dans le communiqué, tu parles de A Skeleton comme une réflexion spontanée entre le futur de l’intelligence artificielle et sa possible domination sur la création artistique humaine. Qu’est-ce que ce thème t’inspire? As-tu de réelles préoccupations au sujet de l’intelligence artificielle?
Bien sûr. Comme tout le monde. Mais c’est un peu comme le trajet de nos vies : on verra ce qui va se passer (rires). Je trouve l’inspiration dans ça, mais je base pas ma pratique là-dessus non plus. Beaucoup des chansons parlent d’un « être », d’un squelette qui est neutre. Qui n’a pas de genre, pas de race. Je trouve ça très puissant ce personnage universel, et c’est là où est toute la thématique de l’album. Alors évidemment, c’est la musique électronique, mais on regarde en soi, on regarde vers le futur, mais on regarde aussi ce qui se passe aujourd’hui. C’est une réflexion.
Tu as pris l’image du squelette pour représenter le fait qu’on est à une couche d’être indiscernable les uns des autres. C’est donc un thème pour illustrer le côté rassembleur des humains ou plutôt dénoncer ceux qui font de la discrimination?
La racine des chansons, c’est un peu le mindfulness. C’est de regarder en dedans pour savoir ce qui se passe autour. En dedans, on est tous pareils. Je trouve que le squelette, en tant que symbole, est très fort parce que c’est universel. Aujourd’hui, on s’interroge beaucoup sur notre identité, et c’est très flou en ce moment. On compte beaucoup de nouveaux genres de sexualités, nouvelles perceptions de soi, etc. On verra dans une vingtaine d’années, c’est incroyable. Mais nous aussi, on change. Et c’est vraiment puissant.
Donc y’a quelque chose en nous qui est pareil aussi. Et c’est pas très compliqué ce que j’essaie de dire dans l’album. C’est juste de dire d’être dans le moment, la difficulté d’être honnête avec soi, d’être qui tu es, et de se rendre compte que tout le monde est un peu pareil. Que nos différences, entre toi et moi ou whatever, c’est très peu. Au final, notre point de vue sur le monde, c’est juste ce qu’on a vécu.
L’album solo de Ben Shemie, A Skeleton, est toujours disponible sur toutes les plateformes de streaming.