Lundi, j’étais assise dans une grande cafétéria avec l’autrice-compositrice-interprète Laetitia Tamko. J’ai laissé de côté mes questions préparées pour laisser la conversation rouler. Laetitia était à Montréal ce jour-là pour un spectacle. Elle allait ouvrir le concert d’Angel Olsen au MTELUS avec son projet, Vagabon. Pendant l’entrevue, j’espère de tout cœur que mon téléphone parvient à bien enregistrer tout ce qu’elle dit. C’est que lorsqu’elle parle, elle a tendance à garder la voix basse, comme si elle se confie à moi.
De loin, la chanteuse et guitariste a l’air timide. Mais son choix de mots laisse croire le contraire. Après une quinzaine de minutes de conversation, je lui demande pour qui son deuxième album, simplement nommé Vagabon, a été fait.
« Pour moi-même… et pour mes ennemis! » Laetitia se met à rire. Je lui demande si ses ennemis vont écouter son disque. « Oui, parce qu’il est vraiment bon! Je ne sais pas si tu t’y connais en astrologie. Je suis scorpion. Chaque fois qu’on doute de moi, j’ai cette envie forte de me faire valoir. Quand je parle d’ennemis, je pense surtout à toutes les personnes qui ont douté de moi. Cet album existe pour me rappeler que c’est correct que je prenne de la place. Et pour que tous ceux qui pensent le contraire sachent que je vais prendre tout l’espace dont j’ai besoin. »
Vagabon caméléon
Vagabon occupe un espace privilégié depuis trois ans. En 2017, son premier effort Infinite Worlds aux accents indie rock s’est taillé une place jusque dans la liste des meilleurs albums de l’année par Pitchfork, bible indie s’il en existe une. Avec son nouvel album Vagabon, c’est au tour du New Yorker et du New York Times de lui chanter ses louanges. « Une preuve que je suis sur le bon chemin. »
C’est un tour de force, surtout lorsque l’on considère le virage audacieux qu’a osé prendre la principale intéressée. Il y a deux ans à peine, Vagabon était vue comme un vent de fraîcheur, un phénomène unique. Impossible de trouver un article sur elle qui ne fait pas mention de sa couleur de peau dès la première ligne. Une autrice-compositrice-interprète indie rock, mais tenez-vous bien, elle est noire! « Je crois que pour les médias, c’était une bonne histoire. Pour moi, j’étais juste moi. N’ont-ils jamais entendu parler de Fefe Dobson avant? »
Au-delà de sa couleur de peau, le trajet de Vagabon est étonnant. Née au Cameroun, elle a déménagé avec sa famille à New York alors qu’elle n’est qu’une adolescente. C’est une fois aux États-Unis que ses parents lui ont acheté sa première guitare. Laetitia ne vient pas d’une famille de musicien et n’a pas eu la chance de prendre des cours de musique en bas âge. Mais déjà, c’était inscrit dans son ADN qu’elle n’aurait pas peur de travailler plus fort que les autres pour parvenir à ses fins. L’entrevue passe d’ailleurs de son français maternel à l’anglais dans la première minute. C’est qu’elle a surtout développé son vocabulaire musical en anglais, langue qu’elle ne parlait pas à son arrivée aux États-Unis. Elle est soucieuse de pouvoir utiliser les mots les plus précis à chaque occasion pour un sujet aussi important et personnel que son art.
« On a toujours attendu de moi que je sois la meilleure, me dit-elle. Quand tu occupes certains espaces dans la société, on s’attend toujours à ce que tu travailles plus fort. Et à cause de ces attentes qui viennent du monde qui m’entoure, de ma famille, peu importe, j’ai dû apprendre, pour le meilleur ou pour le pire, à me mettre beaucoup de pression pour être la meilleure possible. Donc je travaille très fort. Mais parfois, je ne me donne peut-être pas assez de crédit. »
Enfin confiante
C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée, après le succès d’Infinite Worlds, avec un sentiment d’imposteur. « Pourquoi moi? Ça fait seulement trois ans que je fais ça. Il y a pourtant toutes ces personnes qui ont étudié en arts, qui ont des parents musiciens, qui ont pris des cours. Moi, j’ai appris sur YouTube. Mais avec Vagabon, je me suis prouvé à moi-même que ce n’est pas que de la chance. J’ai travaillé fort pour ça. »
Vagabon s’est modelée lorsque Laetitia est tombée en amour avec le rock et le punk à New York. Le son s’est forgé à force de spectacles dans des entrepôts, des sous-sols, des cuisines. Le volume crinqué à 10, pour pouvoir s’entendre. Mais lorsque le deuxième album a commencé à germer dans sa tête, elle se voyait déjà ailleurs.
« Je ne suis pas juste une artiste indie rock. Je n’étais pas à la maison : j’étais sur la route, dans le bus de tournée. » Voilà ici l’une des clés du changement de cap massif qu’a signifié Vagabon. À force de jouer dans les festivals, dans de belles et grandes salles de spectacle, il y a eu un déclic.
« J’ai réalisé mon pouvoir, mon talent. Je suis une personne ambitieuse. Je veux toujours faire mieux. Je veux être plus que la personne que les gens croient que je suis. Je suis constituée de plusieurs facettes, et c’est ça que je veux montrer. Ce que j’ai fait pour le premier album, ce n’est pas tout. J’ai plus à offrir, alors j’en ai fait plus. »
Le résultat est un disque qui s’appuie moins sur les guitares et plus sur l’exploration. Il y a des synthétiseurs, des boîtes à rythmes et un côté orchestral. Le hasard a voulu qu’Angel Olsen l’ait approchée pour qu’elle fasse ses premières parties peu avant la sortie. Cette dernière a fait paraître l’excellent album All Mirrors à peine deux semaines avant Vagabon en début octobre. Et comme pour Vagabon, Angel Olsen est une artiste indie reconnue pour sa guitare qui a décidé de baigner dans une nouvelle direction ambitieuse aux influences similaires. Vagabon ne regrette absolument pas d’avoir accepté de la joindre aux quatre coins des États-Unis et au Canada.
« C’est vraiment important pour moi de faire de la tournée avec des gens qui ont une connexion avec ma musique. Je mets mon âme dans ma musique et Angel comprend. Elle ressent quelque chose. Mais elle n’avait pas entendu mon nouvel album et je n’avais pas entendu le sien lorsque ça s’est décidé. C’est arrivé comme ça : l’univers a créé ça. »
Toujours dans cet esprit de vouloir se prouver, Vagabon a osé mettre en valeur son athlétisme dans le vidéoclip de la pièce Water Me Down, chanson-clé de son nouveau disque. À la blague, je lui parle de cette image qu’on peut avoir du musicien rock, pas toujours en forme, avec un hoodie et une guitare. Et peut-être un début de problème d’alcool. Water Me Down est une chanson pop construite pour danser sans prétention ni sirène. Libérée de sa guitare, Laetitia a décidé de danser. « Je ne crois pas que les gens qui me connaissaient du premier album pensaient que je pouvais le faire. Ils ne pensaient pas que je pouvais faire une chorégraphie sur une chanson de quatre minutes. On a tourné le clip sur pellicule. Une pellicule, c’est très sérieux. On a dû pratiquer au moins cinq fois avant même de commencer l’enregistrement. »
Être en forme, c’est du sérieux : elle mentionne s’entraîner « essentiellement douze heures par jour » et a même visé un demi-marathon il n’y a pas si longtemps. « Je crois que lorsqu’on fait ce métier, il faut prendre soin de soi. Je ne pense pas que tout le monde devrait s’entraîner. Mais au moins s’assurer d’avoir assez d’heures de sommeil, de boire assez d’eau. Je prends tout ça au sérieux parce que je veux faire ce métier aussi longtemps que possible. »
Voilà pour la santé physique. La santé mentale, elle, n’est pas toujours parfaite, mais Laetitia avoue que sa musique l’aide à passer au travers. La guérison est d’ailleurs au cœur de son nouvel album. « La musique, faire de la musique, avoir une carrière en musique, ça a sauvé ma vie. »
Travailleuse acharnée, elle mentionne en fin d’entrevue ne pas prévoir de congé : elle pense déjà au prochain album. D’ici là, il y a encore plusieurs concerts à donner. Une nouvelle tournée, cette fois comme tête d’affiche, est prévue pour l’année prochaine, et Vagabon travaille avec un chorégraphe pour rendre le nouveau spectacle dynamique. « J’adore travailler, je veux juste continuer de travailler. »
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