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Entretien entre Philippe-Audrey Larrue St-Jacques et Yoshua Bengio, roi de l’intelligence artificielle

L'intelligence artificielle pour les nuls

Par
Philippe-Audrey Larrue-St-Jacques
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«C’est une méga, méga rockstar dans son domaine!» disait la présentation de Yoshua Bengio à Tout le monde en parle. Et après une recherche dans Google, force est d’admettre que «rockstar» est un euphémisme. Le scientifique est non seulement une sommité en intelligence artificielle, mais grâce à lui, Montréal en est aujourd’hui un pôle majeur. Entretien entre celui qui cherche l’intelligence de demain et Philippe-Audrey Larrue St-Jacques, humain curieux.

TEXTE PHILIPPE-AUDREY LARUE ST-JACQUES
PHOTO DOMINIQUE LAFOND

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Je vais faire comme si ma première question était pour quelqu’un d’autre, mais c’est pour moi… Comment expliqueriez-vous votre travail à un enfant de cinq ans?
(Silence. Stupéfaction. Rires.) Vous mettez la barre très bas! Ce qui fait de nous des humains, c’est un ensemble de choses et notre intelligence. Elle est au cœur non seulement de notre identité, mais aussi de nos forces. Et les chercheurs, depuis des décennies, essaient d’en comprendre la nature. Une manière d’y arriver, c’est d’essayer de la reproduire… Un peu comme on a fait avec les avions: on s’est inspirés des oiseaux.

Ah…
Est-ce que mon âge mental était correct?

Oui! C’est encore plus limpide que la zone jeunesse de Radio-Canada! D’après ce que j’ai compris, le défi est de créer une machine qui apprendrait par elle-même?
Oui! C’est-à-dire qu’il y a eu plusieurs approches pour essayer de construire des machines intelligentes. La recherche en intelligence artificielle, c’est de faire en sorte que la machine devienne intelligente en faisant l’acquisition de connaissances par l’apprentissage.

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La plupart des connaissances que nous avons comme humain ne sont pas innées. On les acquiert par l’expérience, à travers notre éducation, par ce qu’on observe dans notre quotidien, par l’interaction avec notre environnement. C’est ça, l’idée de l’apprentissage chez les ordinateurs.

On s’inspire aussi de la manière dont notre cerveau apprend, et c’est là que l’apprentissage profond, qui est une approche à l’apprentissage, entre en jeu. Il y a beaucoup de mystère entourant le fonctionnement du cerveau, mais on connaît un certain nombre de principes de fonctionnement qui peuvent nous inspirer.

L’intelligence humaine a-t-elle beaucoup évolué depuis l’Homo sapiens? Je veux dire : on a acquis des techniques. Mais : les facultés cognitives?
Grâce à l’apport culturel, notre intelligence s’est beaucoup améliorée. Mais notre cerveau, grosso modo, c’est le même qu’avaient nos ancêtres il y a 50 000 ans.

Pourrait-on tracer la même courbe avec l’intelligence artificielle?
C’est presque sûr que l’intelligence artificielle aura des moyens que l’humain n’a pas. Nous ne sommes pas connectés. Nos cerveaux ne communiquent pas entre eux avec une large bande passante, alors que les ordinateurs, de leur côté, peuvent se connecter entre eux de manière beaucoup plus rapide et se coordonner pour chercher dans les bases de données.

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Par exemple, pour reconnaître des visages, l’ordinateur n’est pas vraiment meilleur que l’humain. Par contre, si on me donne la photo d’un inconnu et que je dois l’identifier en fouillant dans une base de données qui contient 10 millions de portraits, ça me prendra des années, tandis que l’ordinateur, parce qu’il est plus puissant, va y arriver en quelques secondes.

Mais est-ce que c’est niaiseux de penser que l’intelligence artificielle n’a pas de limite?
On ne sait pas où est la limite, mais l’idée de l’intelligence infinie, c’est n’importe quoi! Parce qu’il y a toutes sortes de contraintes, comme la puissance de calcul, qui empêchent que ça se développe sans fin. C’est même raisonnable de penser que la limite supérieure n’est pas très loin au-dessus de l’intelligence humaine.

Quand je pense à «intelligence artificielle», je pense à des humanoïdes et…
C’est de la science-fiction, ça!

OK… Mais est-ce que c’est un objectif scientifique de créer un genre d’humanoïde ultrapuissant?
C’est complètement de la science-fiction! Ça n’a rien à voir avec ce qu’on fait ! Une machine intelligente n’a pas besoin d’avoir de nez, de bras, de pieds… Elle a juste besoin de pouvoir interagir avec nous, d’avoir accès au monde (par l’intermédiaire de caméras, d’Internet, ou par un autre moyen) pour apprendre comment il fonctionne et pour pouvoir nous aider dans les tâches où on voudrait qu’elle nous aide.

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Donc, on ne sera pas soumis aux Terminators avec cette perspective-là?
Pas plus qu’on est soumis aux voitures. Et pourtant, elles vont beaucoup plus vite que nous!

Il y a tout de même des craintes par rapport à l’intelligence artificielle. Est-ce qu’au sein de la communauté scientifique, elles sont prises en considération?
La principale source de peur, c’est la science-fiction qui dépeint un avenir irréaliste. Les scientifiques, eux, ont des craintes qui ne sont pas les mêmes que celles du commun des mortels.

C’est-à-dire?
Plusieurs milliers de scientifiques de l’intelligence artificielle ont signé une lettre pour demander aux gouvernements de bannir l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les armes létales qui tuent sans l’intervention humaine. Il y a déjà un comité en place à l’ONU qui discute avec différents États, dont le gouvernement américain et le Pentagone. Ça, c’est un enjeu qui nous préoccupe.

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On peut aussi imaginer des gouvernements contrôler leur population avec ces technologies. On ne voudrait pas qu’un gars comme Trump ait accès à des outils lui permettant de traquer les gens et de punir ceux qu’il n’aime pas. Ça serait l’enfer.

Même chose pour les entreprises. On ne voudrait pas donner des outils puissants à celles qui feraient n’importe quoi pour leur profit au détriment de l’humanité. On ne souhaite pas non plus les mettre entre les mains de fous ou de terroristes.

La peur de perdre sa job et de se faire remplacer par des robots, c’est une peur réaliste. Ça ne va pas se faire demain matin, mais graduellement, des emplois seront perdus à cause de l’arrivée des robots. C’est le cas avec l’automatisation, et si on prend l’exemple d’une usine de voitures, on voit bien qu’un robot qui fabrique plus de voitures pour moins cher, ça nous enrichit… si on met de côté les conséquences environnementales.

Une intelligence améliorée va augmenter la richesse. Après, la question, c’est : comment cette richesse sera-t-elle répartie?

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On ne peut pas laisser la loi du marché, la loi de la jungle, décider comment les choses vont évoluer. Je pense que les gouvernements doivent s’entendre et que les populations doivent réfléchir à la question pour que la répartition soit la plus juste possible. C’est mon opinion, mais elle est quand même assez partagée parmi les scientifiques.

L’automatisation a relativement épargné les domaines « intellectuels », comme l’enseignement ou les métiers de conception. Or, serait-il plausible de croire que, d’ici un siècle, on aura des professeurs-robots ?

Je dirais que les derniers métiers à disparaître seront les métiers qui impliquent une relation entre les humains, comme l’enseignement. Par contre, la conception des ponts… peut-être qu’on ne laissera plus ça entre les mains des humains, parce que c’est trop dangereux.

Les viaducs, surtout ! [Rires… pas tant partagés.]

… Ben, c’est ça. Pour l’instant, c’est difficile à concevoir, mais l’objectif, c’est de libérer les humains pour les tâches qu’ils auront vraiment envie de faire.

Donc, la concrétisation de la société des loisirs ?

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Ça, c’est controversé, évidemment… Mais je pense que ce qui va se passer, c’est que petit à petit, certains emplois disparaîtront, alors que d’autres prendront une plus grande place. Par exemple, dans le cas des infirmières qui s’occupent des bébés, on pourrait se permettre d’avoir un ratio de un pour un, ce ne serait pas de trop ! Je pense qu’il y a de la place pour créer de l’emploi dans des domaines où l’on tient à la présence d’humains, notamment en création. Tu vas voir un spectacle de musique, t’as envie que ce soit un humain en face de toi qui joue.

J’ai l’impression que la question n’est pas de savoir SI on va atteindre le moment où la machine sera aussi intelligente que l’humain, mais QUAND ça va arriver.

Les machines apprennent déjà d’elles-mêmes. Les algorithmes d’apprentissage existent déjà depuis les années 50, et on les perfectionne depuis ce temps-là. Actuellement, les ordinateurs sont déjà plus intelligents que nous dans des domaines précis. Par exemple, un ordinateur est bien meilleur qu’un humain pour faire des calculs mathématiques. Ça ne veut pas dire qu’on a atteint l’intelligence humaine : ça reste encore des intelligences spécialisées. On essaie de viser des machines qui comprennent le monde qui nous entoure aussi bien que les humains.

C’est-à-dire avec une émotivité ?

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Ça, c’est autre chose. Mais il est vrai que pour pouvoir être intelligent dans un monde d’humain, il faut que la machine soit assez intelligente pour comprendre les humains, et donc qu’elle comprenne leurs émotions. Mais ce n’est pas parce qu’elle les comprend qu’elle a des émotions.

En novembre dernier, Google a annoncé qu’elle vous ferait don de 4,5 millions de dollars. Je me demandais, si ce n’est pas trop indiscret : qu’est-ce que vous comptez faire avec cet argent ?

Vous savez, l’intelligence artificielle en est encore à ses débuts. On est encore très loin d’avoir des machines qui atteignent le niveau d’intelligence de l’humain. Il y a donc beaucoup de recherche fondamentale à faire.

Quand vous parlez de recherches fondamentales, là… ?

Il y a des recherches fondamentales et des recherches appliquées. La recherche appliquée vise à résoudre des problèmes concrets et pratiques, comme fabriquer un meilleur système de reconnaissance de la parole. La recherche fondamentale, c’est de poser des questions plus génériques, qui sont peut-être à plus long terme, du genre : comment l’ordinateur peut-il apprendre de manière plus autonome ?

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Donc, ce que vous voudriez, c’est de trouver l’équation qui résumerait l’intelligence ?

C’est ce qu’on essaie de faire ! C’est comme des mathématiques.

Mon intelligence peut se résumer avec une équation mathématique ?

C’est une hypothèse. On ne sait pas comment fonctionne le cerveau humain, mais je pense (et je ne suis pas le seul !) qu’on peut résumer nos capacités d’intelligence par un petit nombre d’équations. Et, évidemment, une fois qu’on a ces équations, on peut les faire tourner sur des ordinateurs.

Qu’est-ce qui vous a mené à ce champ de recherches, plus particulièrement ?

J’étais déjà un passionné d’informatique à l’adolescence. Quand j’ai commencé à me poser des questions sur ma maîtrise, j’ai lu toutes sortes d’affaires, et je suis tombé sur des articles à propos des réseaux de neurones. J’ai su que c’était ça que je voulais faire. Des fois, on découvre quelque chose et on tombe en amour.

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Le Québec est chef de file dans beaucoup de domaines en sciences humaines. C’est comment avec l’intelligence artificielle ?

Montréal est la ville où il y a la plus grande concentration de chercheurs universitaires dans ce domaine.

Au monde ?

Au monde ! Il y a des concentrations plus fortes dans l’industrie, notamment dans la Silicon Valley, à Londres ou à New York, mais en termes de recherche universitaire, on est — et de loin — number one !

Vous distinguez l’industrie et vous. Quelles seraient les différences entre les chercheurs universitaires et ceux de la Silicon Valley ?

Hum… Disons que nous, on travaille pour le bien commun.

Et eux travaillent pour celui qui signe leurs chèques de paie ?

Exactement ! C’est la différence principale. Mais dans certaines entreprises comme Google, Facebook, Microsoft et IBM, il y a des chercheurs qui font de la recherche tout aussi fondamentale que ce que je fais. Par contre, ils sont minoritaires et entourés de gens qui font de la recherche appliquée… Tsé, maintenant, presque tous les produits de Google utilisent l’intelligence artificielle.

C’en est même angoissant !

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Si on veut parler d’un sujet éthique, je parlerais de la publicité… Je considère que c’est une grave erreur dans notre système. Les consommateurs reçoivent zéro information par la publicité : c’est du lavage de cerveau. Il y a beaucoup d’argent qui est gaspillé, et ça engendre des coûts supplémentaires énormes.

Tout le monde va dire : « Ouais, mais moi, la publicité, ça ne m’affecte pas. Ce sont les autres niaiseux qui achètent. » Mais en réalité, ça marche, sinon les compagnies n’en feraient pas. Ça va être encore pire dans l’avenir. Et c’est là où ça devient un problème éthique qui me semble dépasser une borne. Je n’ai pas envie que quelqu’un me manipule. D’ailleurs, les techniques d’intelligence artificielle sont de plus en plus utilisées par les agences de publicité.

Par exemple ?

Un exemple flagrant de gros, gros problème éthique, c’est la publicité politique. On l’a vu avec la dernière élection américaine. Le contrôle des médias, l’influence par la publicité directe et les autres moyens publicitaires, c’est un détournement de démocratie. On doit être très prudent avec ça. Quand les moyens technologiques nous permettront de contrôler le cerveau plus efficacement et que des compagnies y auront accès, ça va devenir un vrai enjeu éthique. Je pense qu’on devrait bannir la publicité, tout simplement, et la remplacer par des mécanismes d’évaluation des produits.

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Je ne pense pas que cette idée soit très populaire chez les dirigeants d’entreprises…

C’est-à-dire ?

Leurs revenus principaux sont la publicité. La télé aussi mourrait.

Donc, je n’aurais plus de travail, si je comprends bien !

Vous me rassurez ! Ma dernière question est vraiment décevante… mais… à quoi ressemble votre vision idéale de l’avenir avec l’intelligence artificielle ?

Si on fait les bons choix politiques, qu’on réussit à rendre les individus et les gouvernements plus sages, intelligents et éthiques pour éviter les dérapages, les bénéfices potentiels sont énormes.

Par exemple, je considère que la plupart des gens, dans nos sociétés, vivent encore une sorte d’esclavage. On travaille parce qu’on a besoin d’argent pour vivre. Mais c’est quoi, un travail ? C’est quelque chose qu’on fait pour la société, pour qu’elle fonctionne et, en échange, la société nous retourne de l’argent pour qu’on puisse vivre. En ce moment, seulement une minorité de gens ont un travail qui les satisfait totalement.

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Il y a tellement de jobs plates et d’emplois pénibles que personne ne veut réellement occuper. Dans une société où l’ordinateur est capable d’assumer la plupart de nos besoins matériels, qu’est-ce qu’on fait ? On fait des choses qu’on a vraiment envie de faire, on peut se spécialiser dans un domaine… Parce que c’est bon d’avoir un métier, d’avoir une expertise et de dire : « Je peux faire des choses pour aider ».

C’est un idéal humain. On ne peut pas deviner d’avance ce que ça sera, mais je peux supposer que ça sera plus humain et plus créatif.

Et les chances que votre avenir idéal se réalise, sont-elles bonnes en ce moment ?

Là, c’est sûr qu’on a pris un petit coup de recul…

C’est vrai ! Mais : disons après la parenthèse trumpienne qu’on vient de commencer ?

À long terme ? Moi, je suis un optimiste ! J’ai toujours été optimiste !