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Entretenir lâautofiction sur le web, câest Ă©puisant
Commençons par une question simple: avez-vous lâimpression dâĂȘtre authentiques sur les mĂ©dias sociaux?
Question plus complexe maintenant: entretenez-vous plusieurs personnalités en fonction des gens avec qui vous conversez ou qui sont susceptibles de voir vos activités virtuelles?
On fragmente notre identitĂ© quand on lâĂ©tale sur le web.
Je ne sais pas pour vous, mais moi je jongle avec plusieurs balles en mĂȘme temps et, souvent, comme un clown un peu distrait, je finis avec une balle en plein front. Dur rappel Ă lâordre que la simplicitĂ© est dorĂ©navant un luxe.
Ce qui Ă©tait dâabord (et surtout) une façon de communiquer avec nos proches est devenu une autofiction perpĂ©tuelle, une projection de soi vers les autres qui ne prend jamais de recul.
Ainsi, on fragmente notre identitĂ© quand on lâĂ©tale sur le web. Quand câest une photo Instagram, un cadrage et un filtre dĂ©limitent le rĂ©el que lâon vĂ©hicule. Sur Facebook, les mots sont choisis, les Ă©motions Ă©tudiĂ©es et mĂȘme le spontanĂ© se dĂ©clinent dĂ©sormais en plusieurs spectres de petits boutons dâapprĂ©ciation, parce quâune seule option nâĂ©tait pas suffisamment bavarde, semble-t-il.
Le rapport Ă lâAutre, avec un «A» majuscule, nâest que le dĂ©but du spectre des mĂ©dias sociaux qui me hante â et je ne crois pas ĂȘtre le seul.
LâauthenticitĂ© Ă ses limites.
Mise en situation: disons quâon est un mardi soir quelconque, pas de pluie rien, juste un mardi. Si, lors de ce mardi hypothĂ©tique, jâai envie de partager une chanson de Savage Garden sur mon Facebook parce que ça me manque dâĂȘtre en amour, ben je me retiens. Plusieurs filtres se bousculent dans ma tĂȘte avant mĂȘme dâamorcer le dĂ©but dâun partage sur mon rĂ©seau.
Qui va le voir? Qui va lâapprĂ©cier? Quâest-ce quâils vont en penser? Et si mon ex tombe lĂ -dessus? Ma famille? Des collĂšgues?
Ăa, câest les premiĂšres questions. Si jamais elles ne sont pas suffisamment fortes pour me freiner, reste lâĂ©tape de la sĂ©lection. Quelle chanson? Quelles paroles? Quel moment de mes souvenirs?
Couper les médias sociaux serait la solution saine?
Câest lourd!
LâauthenticitĂ© Ă ses limites, mais on fait comment pour ne plus en faire un cas?
Couper les mĂ©dias sociaux serait la solution saine me direz-vous. Absolument, mais quâest-ce qui comble le trou? Lâimpression dâexister ailleurs que dans son 4 et demi durant ce mĂȘme mardi soir hypothĂ©tique oĂč Savage Garden sâĂ©nerve la nostalgie, ça se vit comment?
Sortir, les bars, rencontrer des inconnus, faire de la peinture sur des tasses en cĂ©ramique qui se vendent au prix de lâor brut? Câest bien beau, mais Ă lâaube de mes 33 ans, je nâai pas lâimpression que je vais soudainement devenir une crĂ©ature sociale qui se rapproche des gens parce quâelle ose pointer le bout du nez dehors.
Yâa de ces choses invariables, quâon le veuille ou non.
Existe dans le regard des autres si tu ne veux pas tomber dans lâoubli.
Lâautofiction sur les mĂ©dias sociaux sâimpose alors comme une fatalitĂ© nĂ©cessaire, un bout dâhumanitĂ© que lâon ne veut plus renier parce que le gouffre serait Ă©tourdissant. La restriction, câest bon pour quelques jours lors des vacances quand le rire de ma fille peut mâĂ©tourdir suffisamment pour oublier la petite voix dans ma tĂȘte qui me rappelle que jâaime plaire au sexe opposĂ© dans la vie, mais le reste du temps, elle est assourdissante et convaincante cette petite voix.
Projette-toi quâelle me dit, projette-toi et existe dans le regard des autres si tu ne veux pas tomber dans lâoubli.
Ce fardeau semble banal pour ceux qui sont moins affectĂ©s par cette nouvelle rĂ©alitĂ©. Câest dâailleurs souvent les mĂȘmes gens qui vont te dire dâaller jouer dehors avec une condescendance fascinante. Comme si je ne le savais pas que le bonheur se passe avec les deux pieds dans le sable et une biĂšre tiĂšde dans les mains.
Pourquoi prendre un livre en photo alors quâil nous sert en rĂ©alitĂ© de sous-verres pendant quâon niaise sur Facebook?
Pas besoin de me le dire, je le sais, je lâai vu sur ton Instagram que tu as mĂ©ticuleusement partagĂ© pour me rappeler que ta vie dehors est mieux que la mienne en dedans.
Lâautofiction sur le web, câest quelque chose quâon sâimpose, mais pourquoi? Prendre un livre en photo alors quâil nous sert en rĂ©alitĂ© de sous-verres pendant quâon niaise sur Facebook, pourquoi on fait ça? Les photos de brunchs, ou pire, les photos avec des vedettes croisĂ©es dans un lieu quelconque â pourquoi?
On se raconte des histoires, notre histoire, sous toutes ses déclinaisons.
Câest lourd dâĂȘtre autant de personnes en mĂȘme temps, autant dâenvies, de possibles. Vous me direz que la simplicitĂ© serait de rĂ©duire, je le sais, on sâen est parlĂ© tantĂŽt â mais je nâai pas lâimpression que ce mal va aller en diminuant.
Ătre sur les mĂ©dias sociaux, au 21e siĂšcle, câest assumer quâavec la distance, peu de gens sâapprocheront suffisamment pour se faire une vĂ©ritable idĂ©e de qui on est.
Restent alors la projection, les esquisses approximatives dâune personnalitĂ© et lâautofiction que lâon peaufine un peu plus chaque jour â un statut Facebook Ă la fois. Et souvent, je ne me likerais mĂȘme pasâŠ
Pour lire un autre texte de StĂ©phane Morneau: «Tinder, ce nâest plus pour moi».
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