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Entre toi, moi et une canne de Chef Boyardee
Au plus fort de la première vague de la pandémie, notre attention s’est tournée plusieurs fois vers les besoins grandissant des banques alimentaires et autres organismes d’aide aux plus démunis qui doivent répondre aux besoins tout aussi grandissants de la population. Aujourd’hui, une lectrice d’URBANIA nous a fait parvenir ce témoignage, question de nous rappeler que le problème est, malheureusement, encore bien présent. Nous le publions avec son autorisation.
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Avenue du Parc.
C’est le début de l’automne. Il fait beau. Le ciel est d’un bleu si clair qu’il fait mal aux yeux. Le soleil est au zénith. Le vent est froid et vif. Un vent qui pique la peau et fait couler sur mes joues de l’eau salée. À vélo, c’est une température idéale. Ni chaud. Ni froid. Ni rien.
Je ne ressens rien.
Enfin, si. Je ressens du vide. De la lourdeur. J’ai l’impression d’avoir une immense roche à l’intérieur de la poitrine. Je suis fatiguée.
J’ai faim.
J’ai faim.
J’ai faim.
Je ne me souviens plus ce que j’ai mangé la dernière fois. La dernière fois, c’était il y a 2 jours. Le reste du bol de céréales de fiston.
Fiston ne sait rien. Je lui dit que je suis en train de faire le ménage du frigidaire et des armoires. Un genre de ménage du printemps mais en automne. Il est tout jeune, ça fait un peu de sens.
Pauvre.
Ma vie en négatif partout.
Je mange ses restes. Quand il en reste. Parfois. Je lui dis que je vais manger quand il sera couché parce que j’ai plein de choses à faire avant.
Plein de choses. Mais surtout aller voir mon fils dormir. M’excuser.
M’excuser de ce qu’il ne sait pas. De ce que j’espère qu’il ne se doute pas.
M’excuser d’être un échec.
Avenue du Parc.
Regarder mes pieds. Regarder les pieds des autres.
Regarder partout sauf dans les yeux des gens que je rencontre.
Me concentrer sur mes gestes.
Les trouver lents, me trouver tellement lente. Pourquoi suis-je si lente? Pourquoi suis-je si lente alors que tout ce que je désire, c’est être rapide et fuir cet endroit? Mais je suis lente.
Ouvrir mon sac, le présenter.
Je présente mon sac comme si c’était l’Halloween de la misère.
Canne de Boyardee.
Je ne sais plus quoi d’autre. Je ne me souviens que de la canne.
Avenue du Parc.
Pleurer en silence. Les poings serrés. Me mordre la lèvre jusqu’au sang pour essayer de changer le mal de place. J’ai mal au coeur. J’ai envie de vomir.
Me répéter en silence : calme-toi, calme-toi, calme-toi….
Sans arrêt.
Reprendre mon souffle, sentir l’air dans ma gorge comme un feu qui j’espère, brûlera tout.
Embarquer sur mon vélo. Rouler vite. Serre mon guidon jusqu’à ne plus sentir mes doigts.
Ce soir, le souper sera du Chef Boyardee. Un monsieur souriant avec des grosses joues.
Fiston est heureux, il mange avec appétit.
Il pense que ce sont des pâtes spéciales parce qu’on en mange jamais normalement.
Retenir mes larmes. Encore.
Sourire parce qu’il a le ventre plein. Et que c’est tout ce qui compte.
La vie est plus douce aujourd’hui. Mon frigidaire ne manque plus jamais de rien. Il déborde. Parce qu’on ne sait pas ce qui peut arriver dans la vie. Parce que je sais ce que c’est que d’avoir faim jusqu’à avoir mal. Et que je ne veux plus jamais que ça arrive.
Mais on ne sait pas. On ne sait jamais.
Peut-être que demain mon frigidaire sera encore vide.
Alors à ce moment, je retournerai Avenue du Parc.
Aide alimentaire.
Aide.
Et je n’aurai pas mal au coeur. Je ne pleurerai pas.
Parce que recevoir de l’aide, en donner, c’est essentiel. C’est ce qui nous rend humain. Parce que si on tend la main, parfois, quelqu’un nous tend la sienne.
J’ai été chanceuse.
Jeunesse au soleil m’a donné à manger alors que je n’avais plus rien. Il a été ma bouée de sauvetage. Mon oxygène en pleine noyade. Il ne m’a pas jugé, ne m’a pas obligé à parler alors que je n’avais plus de voix.
Finalement, j’étais une bonne mère. Parce que j’ai nourri mon fils. J’ai fait ce que j’avais besoin de faire pour qu’il ne manque de rien.
Pour qu’il ait le coeur au chaud et le ventre plein.
Merci Jeunesse au soleil. Merci toutes les banques alimentaires.
Si vous avez faim, allez chercher de l’aide.
Ce n’est pas honteux. C’est humain.
Et être humain, c’est être en vie.
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« Du côté des Banques Alimentaires du Québec, on soutient que les demandes d’aide risquent de doubler rapidement. « En temps normal, on dessert environ 450 000 personnes par semaine. […] On remarque déjà une hausse, on devrait maintenant desservir plus de 800 000 personnes par semaine », explique Claudia Gastonguay »
« Selon Statistique Canada, un Canadien sur sept a souffert d’insécurité alimentaire durant la pandémie, ce qui s’est reflété sur les demandes auprès des banques alimentaires. »