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Entre 150 000 et 500 000 : comment on calcule-t-on les foules dans une grande marche?
« Près d’un demi-million », « 500 000 », «plusieurs centaines de milliers», « au bas mot 300 000 » : ce sont ces chiffres qui valsaient la semaine dernière pour quantifier le nombre de participants qui ont envahi les rues du centre-ville lors de la marche pour le climat. Curieux de savoir comment on calcule ça, un nombre de participants dans un événement d’une telle envergure, on a contacté une firme spécialisée qui nous a affirmé que, selon ses estimations, on aurait plutôt dû parler de… 143 500 personnes.
Qu’on se comprenne bien, tous s’entendent pour dire que cet important événement a été un succès et qu’il s’agit d’une foule record. Là-dessus, pas de doutes.
Mais est-ce normal que les estimations varient autant? Comment ça se calcule, une foule? Décortiquons un peu.
Sur qui se fier?
Les chiffres officiels de cette marche monstre featuring Greta Thunberg ont été fournis par ses organisateurs, réunis sous le parapluie de la coalition « La planète s’invite au Parlement». Et en toute transparence, c’est aussi le chiffre qu’on a utilisé dans les contenus qu’on a publiés sur le sujet.
500 000 personnes, c’est l’équivalent de 7,5 stades olympiques remplis au maximum ou la totalité des populations de Laval et Blainville entassée sur une distance de quatre kilomètres. Le fait qu’elle soit très impressionnante ne veut pas dire que l’estimation des organisateurs n’est pas juste, mais l’exercice suscite des questions. Est-ce objectif de demander aux organisateurs d’un événement d’évaluer leur propre achalandage?
En tout cas, le fait de relayer l’information sans autre vérification inquiète la Fédération des journalistes du Québec (FPJQ).
«Il faut se méfier. Les journalistes ont un rôle à jouer pour ne pas tomber dans le panneau», admet le président Stéphane Giroux.
500 000 personnes, c’est l’équivalent de 7,5 stades olympiques remplis au maximum ou la totalité des populations de Laval et Blainville entassée sur une distance de quatre kilomètres.
Il invite les journalistes à se tourner vers des firmes spécialisées, voire à mener leurs propres estimations. «En 2012, je me suis déjà posté à une intersection avec 2-3 collègues pour compter le nombre d’étudiants qui passait en une minute, pour le calculer sur la durée de la marche. C’était déjà plus précis que les chiffres des organisateurs.»
Giroux déplore que certains organismes (sans préciser lesquels) s’en donnent à cœur joie pour gonfler leurs statistiques, profitant du fait que la police refuse désormais de se prêter au jeu, comme c’est toujours le cas ailleurs au Canada et aux États-Unis. «Ça pose un gros problème pour les journalistes, puisque des organisateurs y vont souvent au pif ou exagèrent», constate-t-il.
À une époque pas si lointaine, les médias se tournaient en effet vers la police pour les estimations de foule. Cette tradition a pris fin en 2012, en pleine crise étudiante, lorsque des manifestations s’ébranlaient chaque semaine. «Il y avait toujours une disparité entre nos chiffres et ceux des organisateurs et c’est toujours nous qui se faisaient ramasser dans les médias. On se faisait accuser d’être une police politique», raconte l’agent Manuel Couture. «On continue de le faire pour nous à l’interne, mais on n’a pas vraiment d’intérêt à se remettre la tête sur la bûche», ajoute l’agent Couture, qui a lui aussi qualifié «d’historique» la manif de la semaine passée…sans se commettre sur un chiffre bien sûr.
Des sources policières auraient toutefois estimé la foule à environ 300 000 personnes.
Entre 500 000…
Concédant une marge d’erreur, la coalition «La planète s’invite au Parlement» assure ne pas avoir balancé des chiffres au hasard.
«Ce n’est pas une science exacte et c’est pour ça qu’on met en place une panoplie d’outils pour nous aider à évaluer les foules», souligne le porte-parole Patrick Bonin d’Équiterre, un des 20 organismes faisant parti de la coalition derrière la grande marche. «Ça a été un succès au-delà de nos espérances et c’est probablement la plus grande manif environnementale de l’histoire du Canada», ajoute-t-il.
Photos de drones, positions visuelles à partir de buildings surélevés, équipes au sol et logiciels ont été mis à contribution dans l’exercice, explique-t-il. Les calculs sont ensuite faits en tenant compte de facteurs comme la longueur du tracé, la vitesse du cortège, etc. Les résultats font ensuite l’objet d’une concertation auprès les autres organismes de la coalition. «Toutes ces informations sont rassemblées, échangées et discutées avec les intervenants, dont des gens qui ont de l’expérience avec des foules dans le passé», assure Patrick Bonin.
… et 143 500 … ou 160 000
Le «500 000» de la coalition a fait sursauter le directeur d’une firme spécialisée, à qui on voulait au départ simplement demander comment on s’y prenait pour calculer de tels rassemblements. «Ça n’a pas de bon sens. Je ne suis pas climato-sceptique, loin de là, mais à moment donné c’est n’importe quoi et ça va trop loin», souligne Jean-François Grenier, directeur de la filiale recherche marketing du Groupe Altus.
En faisant ses propres calculs, il arrive avec un nombre de 143 500 manifestants. «C’est sûr qu’il y a une marge d’erreur, mais c’est assurément plus proche de la réalité et c’est même très généreux. C’est du monde quand même et ça n’enlève rien au succès de la marche, probablement le plus grand rassemblement de l’histoire de Montréal», insiste lui aussi M. Grenier.
«Les médias parlaient de 200 000 personnes qui marchaient contre l’intervention américaine en Irak en 2003, mais nos calculs arrivaient à 32 000…»
Pour en arriver à ces chiffres, Altus dit utiliser un système d’information géographique qui évalue la densité d’une foule. On tient donc compte de la longueur du défilé (environ 4km, donc 4000 mètres) et la largeur des rues empruntées (30, 28 et 20 mètres). Ensuite, on considère l’espace physique occupé par chaque participant, soit de 50 cm2 à 1 m2, en fonction de la largeur de la rue, ). «C’est plus facile d’estimer une foule fixe qu’une foule qui déambule ou d’utiliser des photos fournies par un hélicoptère, mais c’est pas plus que 160 000 personnes et ça c’est optimiste», répète Jean-François Grenier, dont l’expertise a été sollicitée par les médias dans le passé, notamment durant le printemps Érable.
«Les médias parlaient de 200 000 personnes qui marchaient contre l’intervention américaine en Irak en 2003, mais nos calculs arrivaient à 32 000…» Ce n’est donc pas hier que les organisateurs et les firmes spécialisées ne s’entendent pas sur les résultats obtenus.
Autre son de calculette
De son côté, Patrick Bonin d’Équiterre a qualifié «de complètement loufoques » les résultats de la firme Altus. «On avait plus de 150 000 personnes juste dans le lieu d’arrivée et on a dû retarder les discours pendant plus d’une heure pour permettre aux gens de se rendre», assure M. Bonin, ajoutant être certain de «naviguer au-dessus de 400 000 personnes».
Même son de cloche du côté de Maxime Larue-Bourdages, qui s’occupait de l’évaluation des foules au sein du comité de mobilisation de la CLASSE en 2012. «150 000 pour moi c’est impossible! 500 000, c’est plus réaliste et même conservateur», explique Maxime Larue-Bourdages, désormais un conseiller syndical qui s’est présenté à deux reprises sous la bannière de Québec-Solidaire.
«Mais le véritable objectif de l’exercice, c’est d’abord de mesurer si un mouvement populaire s’essouffle», ajoute Larue-Bourdages.
Comme quoi il n’y a pas que les chiffres qui comptent.