L’auteure est directrice de création chez Sticky Rice, un magazine numérique qui a pour mission de mettre en valeur les communautés asiatiques. Vous pouvez la suivre sur Instagram.
Les coulisses sont ces lieux qui regorgent d’effervescence et de moments uniques, mais rares sont celles qui mêlent chansons K-pop et snacks asiatiques.
Pourtant, c’est exactement ce que l’on retrouve dans celles de la pièce La démagogie des dragons des comédiens Dominick Rustam et Claudia Chan Tak. Fruit d’une collaboration entre Productions Yuzu et le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, la pièce sera présentée jusqu’au 11 octobre prochain.
La force du groupe
En posant le pied dans leur minuscule loge, la complicité est palpable entre les acteurs. L’ambiance y est chaleureuse, remplie d’énergie et de camaraderie, bref de ce sentiment indescriptible qu’on appelle the Asian connection.
C’est d’ailleurs dans ce même esprit de partage que le collectif Yuzu Productions a été fondé, réunissant quatre artistes voulant en apprendre davantage sur leur identité asiatique : Tamara Nguyen, autrice franco-vietnamienne; Dominick Rustam, acteur et réalisateur russo-kazakhe; Vincent Kim, acteur et musicien d’origine vietnamienne, coréenne et québécoise; et Claudia Chan Tak, danseuse et interprète d’origine malgache-chinoise. Pour eux, créer ce collectif était essentiel pour combler le manque de diversité dans une industrie souvent peu accessible aux personnes racisées, tant pour les artistes que pour le public.
Leur souhait était de créer un espace inclusif et sûr, loin des préjugés, où l’on peut célébrer, rire, pleurer, et surtout explorer avec ceux qui partagent les mêmes vécus et sensibilités.
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Dans une industrie où les récits d’immigration et de marginalisation sont souvent dépeints sous l’angle du trauma (notamment Minari ou Le mariage d’adieu), La démagogie des dragons emprunte une autre voie, celle du rire, comme forme de résilience. L’histoire suit deux amis vietnamiens ayant grandi au Québec, qui partent au Vietnam à la recherche de leurs « racines », celles qui sont façonnées par le choc des cultures et les attentes individuelles. C’est ce choc identitaire qui confère à la pièce son caractère unique : ses contradictions, sa subversion, et sa critique des stéréotypes asiatiques internalisés, le tout raconté de façon satirique, mais sincère.
Après avoir assisté à la première, j’ai eu la chance de discuter avec Tamara et les comédiens pour mieux comprendre leur processus. Voici notre entrevue :
que signifie le titre La démagogie des dragons?
Tamara : Le titre est avant tout un clin d’œil à La trilogie des dragons, l’œuvre de Robert Lepage, et l’une des pièces de théâtre portant sur l’Asie les plus populaires au Québec. On a beaucoup critiqué Robert Lepage de ne pas s’intéresser réellement aux cultures qu’il met en scène et de ne pas créer avec les membres des communautés sur lesquelles portent ses pièces.
Dans La démagogie des dragons, nos personnages ont, paradoxalement, une approche similaire quand ils entreprennent leur quête identitaire. Ils accèdent à leur culture d’origine via la culture populaire asiatique (les mangas, la musique K-pop, etc.) et peinent à se connecter au Vietnam, car leurs attentes ne correspondent pas à ce qu’ils y découvrent.
Ici, la démagogie vient des créateurs du spectacle qui jouent avec les attentes du public.
Nous les appâtons en leur laissant penser que nous pouvons les éduquer sur la culture vietnamienne. Mais nos personnages ne mènent pas une quête identitaire standard; ils sont confrontés à leurs propres préjugés d’Occidentaux et au fait qu’ils n’appartiennent ni tout à fait au Québec ni tout à fait au Vietnam.
Pour moi, les dragons peuvent symboliser à la fois la bienveillance, ainsi que le courage. Comment ces deux aspects se manifestent-ils sur scène ?
Claudia : Le dragon est toujours un symbole important pour l’affirmation de mon identité asiatique depuis mon plus jeune âge. Je l’associe aux films de kung-fu, aux photos de famille prises devant le dragon doré d’un restaurant, aux décorations à la maison ou dans un mariage traditionnel, ou encore à mon père, dont l’animal zodiaque est le dragon.
Le dragon, c’est aussi le premier dessin que mes parents m’ont appris à perfectionner quand j’ai commencé à montrer un intérêt marqué pour les arts. J’ai le souvenir de l’avoir pratiqué des milliers de fois, et qu’à chaque fois, ce geste me donnait de l’empowerment. Chaque geste, chaque trait, chaque couleur de mon personnage sur scène provient de mon expérience, de mon vécu, de mes heures de pratique et du doigté de ma main.
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Dominick : Le mythe du dragon entoure la création de la pièce. C’est une figure emblématique de la force et du courage, une bête qui défie l’être humain avec son intelligence et sa nature indomptable. La magie du dragon opère dans les mécanismes de la pièce et son pouvoir subversif. Je crois qu’entre Asiatiques, tels les empereurs de l’ancienne Chine, nous sommes tous les descendants des dragons, et notre pouvoir est celui de communiquer entre les lignes, au-delà de ce qui est dit. Sur scène, mon seul désir est d’établir cette connexion ancestrale avec ceux et celles qui partagent le même héritage que nous.
Qu’est-ce qui vous interpelle dans cette pièce et vous a poussé à vouloir en faire partie?
Claudia : C’est la première fois que j’ai la chance de jouer un personnage aussi recherché, complexe et réfléchi, et dont le parcours identitaire me fait énormément réfléchir à ma propre quête.
J’ai envie de faire partie de cette pièce parce qu’elle est avant tout née de nous. De notre désir d’être ensemble et de se parler à nous-mêmes à travers des personnages inspirés de nos failles, de nos désirs, de nos blessures et de nos forces.
Dominick : J’ai un grand désir de travailler avec des gens de ma communauté, de pouvoir m’exprimer sans devoir tout expliquer ou avoir à me justifier. D’avoir la liberté de parler de mon histoire et de ma quête identitaire sans aucun filtre, sans avoir peur de blesser ou de déranger. Travailler sur cette pièce me permet de me confronter à de nouvelles idéologies sur l’identité asiatique et de me détacher du regard de la société capitaliste et coloniale.
C’est avant tout un besoin de familiarité que je recherche en travaillant sur cette pièce.
Pour vous préparer à la pièce, vous êtes allés au Vietnam. Comment l’idée de voyager au Vietnam influence-t-elle votre jeu dans cette pièce?
Claudia : Le voyage au Vietnam a été une aventure formidable qui a créé des liens d’amitié uniques et forts entre nous. Comme j’ai fait à 6 ans un voyage identitaire à Madagascar, puis à 30 ans en Chine, je suis très touchée de pouvoir accompagner Tamara et Vincent dans leur propre voyage identitaire. Cette expérience m’a rendue nostalgique et me permet d’avoir du recul pour continuer à comprendre son impact sur qui je suis aujourd’hui. Ça a aussi nourri ma propre perception de l’Asie en plus de me permettre de comprendre les nuances, les ressemblances et les différences à travers les cultures asiatiques, et de mieux saisir mon identité et celle que je me construis en grandissant.
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Plusieurs anecdotes de notre voyage se retrouvent aussi dans la pièce. Lorsque je raconte ou vis ces moments sur scène, je suis émue, et cette émotion me permet de me connecter viscéralement avec le voyage de mon personnage.
Dominick : Le Vietnam est mon premier voyage en Asie depuis mon arrivée au Québec. Étant adopté, je ressens toujours un certain syndrome de l’imposteur vis-à-vis mon héritage asiatique. Être adopté, c’est vivre dans un espace entre le deuil de sa culture, de sa famille biologique, et l’imaginaire de son pays. Voyager au Vietnam m’a permis de me réapproprier mon héritage asiatique ou plutôt d’accepter l’évolution constante de mon identité. Même si je ne suis pas Vietnamien, je remarque que les gens me reconnaissent comme Asiatique, comme Kazakh. Après avoir passé tant d’années au Québec, c’est comme si je retrouvais une partie de moi ailleurs dans le monde.
Sur scène, tous mes sens se replongent dans les souvenirs de notre voyage. C’est à la fois mélancolique et drôle. Ça me rappelle de très beaux moments et des odeurs assez singulières, comme celle du durian ou des barbecues à ciel ouvert.
Comment cette pièce vous aide-t-elle à naviguer entre votre propre identité asiatique et les représentations de la culture asiatique?
Claudia : La plupart de mes créations chorégraphiques sont autobiographiques et portent sur mon identité culturelle parce que ce sujet me passionne et me semble en constante évolution. Chaque fois que je crée un projet inspiré de ma quête identitaire, je l’aborde comme une lettre d’amour à ma famille, à mes ancêtres, mais aussi à moi-même. Je trouve formidable que la danse et l’art permettent cela, et qu’en rencontrant son public, d’autres personnes soient touchées ou se reconnaissent dans cette lettre d’amour.
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Dans La démagogie des dragons, j’aime particulièrement le défi de parler de mon identité asiatique par la fiction, à travers le texte de quelqu’un d’autre et la mise en scène de quelqu’un d’autre. Cela me permet de prendre du recul sur mon identité en réfléchissant à la quête identitaire d’un personnage et à sa façon de s’identifier comme Asiatique.
À sa manière, j’ai l’impression que cette pièce est aussi une lettre d’amour aux autres enfants d’immigrants.
Par cette pièce, on leur dit qu’il est normal de se tromper, d’être maladroit, de ne pas tout comprendre à propos de notre identité, qu’on a le droit à l’erreur, que ça prend du temps pour saisir notre racisme internalisé. Surtout, on leur dit que notre histoire, nos réflexions et notre parcours ont le droit d’exister sur scène et qu’ils ont le potentiel d’émouvoir et de toucher les gens. Qu’on peut vivre cette quête aux côtés de quelqu’un qui nous ressemble, et qu’ensemble, on ressort grandi d’avoir navigué à travers toute cette complexité.
La pièce met de l’avant de nombreux stéréotypes sur la société asiatique. Comment pouvons-nous désapprendre ces stéréotypes, et quels sont certains que vous avez vous-même désappris?
Dominick : Je crois qu’il est normal pour une personne racisée qui grandit en Occident de faire preuve de racisme internalisé. Dès notre plus jeune âge, nous sommes encouragés à nous conformer à la majorité, à nous modeler aux standards de la culture capitaliste blanche.
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Pour ma part, de m’éduquer à travers des livres tels que La minorité parfaite de Cathy Park Hong, la poésie d’Ocean Vuong, des films comme Riceboy Sleeps, et de regarder des séries documentaires comme Décoloniser l’histoire sur Télé-Québec ou Asian Americans sur PBS, m’aide à comprendre les mécanismes du racisme internalisé. Il est donc important d’entrer en contact et d’échanger avec des gens de ma communauté. Pour moi, rencontrer des collectifs montréalais asiatiques tels que Sticky Rice Magazine, Superboat People, Bahay Collective et East2west me permet de me questionner davantage sur mon identité et de me sentir moins seul. Travailler avec Productions Yuzu sur ce projet m’aide aussi à m’émanciper des stéréotypes asiatiques à travers l’humour, à me détacher de la honte associée à ces stéréotypes, et à me les réapproprier.
Plutôt qu’un outil éducatif, cette pièce est avant tout une expression de l’identité. Quel message pensez-vous qu’elle transmet à la fois aux publics québécois et asiatique?
Tamara : S’il y a un message que notre public asiatique devrait retenir, c’est qu’il n’est pas seul. En grandissant, j’ai vu très peu d’histoires semblables à la mienne, que ce soit sur scène ou au petit écran. J’ai fini par trouver refuge dans les romans d’Anna Moï et de Kim Thùy, et tout comme le personnage de Tamara dans la pièce, je me suis tournée vers les mangas et les jeux vidéo japonais.
Aujourd’hui, les communautés asiatiques restent dans l’angle mort des discours d’inclusion au Québec, et c’est la raison pour laquelle il est important que nous continuions de raconter nos histoires, peu importe le ton ou la forme. À notre public asiatique, j’ai donc envie de dire qu’il est vu et entendu, qu’il a sa place dans la culture québécoise, et qu’il y contribue. J’ai envie qu’il sache que nous nous inscrivons dans une grande lignée d’artistes asiatiques. Qu’il y a également au théâtre des Étienne Lou, des Sophie Gee, et des Jade Barshee qui s’imposent de plus en plus sur les scènes et dont les créations marquent un tournant dans l’histoire de la dramaturgie québécoise.
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Quant à notre public non-asiatique, j’ai envie qu’il nous voie et qu’il nous entende, et qu’il se reconnaisse aussi.
Les personnages de Tamara et Vincent sont asiatiques, mais aussi Québécois. Ils grandissent en regardant Le cœur a ses raisons et ils ont la bouche pleine de sacres.
Ils existent à la frontière d’une multitude d’identités, et c’est aujourd’hui la réalité de tellement d’enfants à Montréal. C’est un fait qu’on tend à oublier et qu’il est nécessaire de rappeler.
À la fin de la représentation, alors que le public se pressait vers les interprètes pour les féliciter les bras chargés de fleurs, mon ami Viet (rédacteur en chef de Sticky Rice Magazine) et moi avons choisi d’apporter une petite boîte de gâteaux de lune. En pleine célébration de la fête de la mi-automne, ces douceurs prenaient un sens particulier. Leur forme ronde symbolise l’unité et la complétude, des valeurs essentielles lors de retrouvailles familiales. C’était notre façon d’honorer l’essence de la pièce et de marquer cette quête de racines et de connexions que Claudia et Dominick ont su apporter sur scène. Un geste simple, mais qui nous a rappelé l’importance des liens, qu’ils soient de sang, de cœur ou de scène.