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Si vous mettez une grenouille dans l’eau bouillante, elle s’échappera. Si vous la mettez dans l’eau tiède et élevez progressivement la chaleur jusqu’à ébullition, elle y restera jusqu’à ce qu’elle meure. Et c’est ça, une relation violente.
“Elle a joué à la victime.”
“Elle a couru après.”
“Elle n’avait qu’à le quitter, après tout.”
“Si elle est restée si longtemps avec lui, c’est qu’en quelque part, c’est elle qui a bien voulu ça.”
“Elle est responsable de ce qui est arrivé dans son couple.”
Ça fait que là, l ’autre jour, dans le cadre de mes recherches (et aussi dans le but de passer du bon temps en bonne compagnie), j’ai reçu deux amies à souper afin de discuter de ce mythe malheureusement très répandu lorsqu’il est question de violence conjugale: elle n’avait qu’à s’en aller si elle était si malheureuse.
E. et M. sont toutes deux intervenantes. Elles ont toutes les deux, comme moi, vécu de la violence au sein de leur vie amoureuse. Regards intimes d’intervenantes et de femmes sur ce mythe parfois difficile à démonter – surtout lorsqu’on le vit ou qu’on l’a vécu.
(Notez que j’utilise le masculin et le féminin pour désigner agresseur et victime pour alléger le texte)
Parce qu’elles pensent que c’est normal.
Lorsqu’on vit dans une relation amoureuse violente, les abus font partie du quotidien. Les femmes victimes de violence conjugale sont prises dans une spirale de contrôle : c’est le conjoint violent qui a toute la balance du pouvoir, et elles ne savent pas qu’elles ont le choix de partir, avance E. : « Elles pensent que c’est normal […]. Il y a des femmes qui normalisent la violence dans les faits, parce qu’on parle de toutes les sortes de violence; violence sexuelle, financière, physique, psychologique ». Le conjoint violent normalise aussi les gestes de violence, rajoute M. Il est aussi normalisé pour lui de violenter que pour la conjointe d’être violentée. La violence est justifiée, également : l’agresseur fera croire que cela va changer, s’améliorer, puis, ça recommence. Pour E., « une femme qui est violentée, elle le tolère en même temps qu’elle ne le tolère pas. Ça se fait à deux. Elle tolère, plutôt que d’être seule ou de vivre cette séparation qui est angoissante. […] Il y en a que c’est des cas extrêmes : si elles partent, elles se sentent en danger de mort. Il y en a beaucoup (qui ne partiront pas) parce qu’elles ont peur. »
Parce qu’elles sont isolées.
L’isolement est un fichu de facteur clé dans le cycle de la violence conjugale. Afin de la contrôler, l’agresseur doit isoler sa victime. Par exemple, mon ex-conjoint m’a progressivement coupée de tous mes contacts : les visites à ma famille devenaient impossibles pour plein de raisons inventées, mes conversations téléphoniques étaient dûment chaperonnées et une simple visite à ma section « bloqués » de Facebook m’a fait réaliser qu’il y avait ajouté quelques amis proches à mon insu, quelques hommes mais surtout des femmes à qui j’étais susceptible de me confier.
Le seul lien affectif ou social qui reste à la victime devient le lien avec l’agresseur.Selon E., l’isolement fait en sorte « qu’elles seront rarement au courant des organismes qui sont offerts pour elles et en même temps, les gens de leur entourage ne seront pas au courant de ce qui leur arrive, parce qu’elles le cachent.. » Elles le cachent pour plein de raisons : parce que « c’est normal », parce qu’elles ont peur, honte, qu’elles craignent qu’on ne les croie pas parce qu’elles-mêmes ont perdu le contrôle de leur propre volonté d’action. Et on aura bien fait de leur cacher l’existence des maisons d’hébergement et milieux offerts aux femmes. « Il y en a (des femmes victimes de violence conjugale) qui ne savaient pas que ça existait des milieux comme ça, et qui longtemps n’ont pas su que ça existait, et qui sont restées », rajoute M..
E. pense qu’il n’y a pas assez de tactiques pour informer les femmes de l’existence de ces ressources : « Il devrait y avoir deux fois plus de publicité à la télévision, parce qu’il y a beaucoup de femmes qui l’écoutent, car il arrive qu’elles soient privées d’ordinateur […] Les maisons d’hébergement peuvent faire ça : des publicités dans les toilettes publiques, dans les autobus, au restaurant… Il faut cibler les enfants, aussi, pour que l’enfant soit capable de se dire que ça se peut que Papa fasse mal à Maman. » L’enfant exposé à ce cycle n’est pas seulement témoin de la violence conjugale, il en est aussi victime.
L’emprise financière : Je n’y arriverai pas sans lui. Est-ce que ce comportement est prépondérant?
Le contrôle financier se joue sur deux axes : contrôler tout l’argent du ménage – et l’utiliser à ses propres fins – et donner l’impression à la victime qu’elle ne subsistera pas, seule, sans lui. J’ai décidé de parler de cet aspect de la violence conjugale notamment parce qu’il est méconnu, mais aussi parce qu’il porte plein de préjugés et qu’il joue un rôle majeur dans le contrôle qu’exercera l’agresseur sur sa victime.
L’argent est hors du contrôle de la victime, disparaît souvent, et les comptes incombent à la victime. « Tu as beau te dire que tu ne le paieras pas parce que ce n’est pas à toi de le payer, mais en bout de ligne, quand l’argent est dépensé tout croche, tu n’as pas le choix de le payer, le maudit compte, parce que tu n’as pas le choix d’avoir l’électricité, un toit sur ta tête ou celui de ton enfant, tu as besoin d’avoir le char, de la bouffe dans le frigo », s’exclame E., lorsqu’elle parlait de ce propre aspect de la relation violente qu’elle a vécue.
E. raconte que le contrôle financier, en tant qu’intervenante, elle l’a toujours vu ou presque chez les femmes qu’elle recevait en milieu d’hébergement. En fait, « c’est rare qu’il y ait une forme de violence et que les autres ne soient pas là. […] Dans le fond, là, sur toutes les femmes que j’ai vu passer en hébergement, en un an et demi, il y en avait peut-être une dizaine d’entre elles qui étaient capables de s’organiser, qui avaient un bon revenu. Les autres étaient pas mal (probablement) toutes sur l’aide sociale, ou avaient un tout petit budget, comme un emploi au salaire minimum, par exemple ».
Il ne s’agit donc pas d’une dépendance au conjoint, mais d’une manipulation et d’un contrôle qui amène la femme à croire qu’elle dépend du conjoint.
Et lorsqu’on promet à la conjointe que ça va changer…
Pire que ça : une des tactiques d’isolement et de contrôle de l’agresseur est de faire croire à sa conjointe qu’elle peut le faire changer. En fait, elle croit qu’elle devient son seul espoir de devenir un homme meilleur, si on peut le dire ainsi.
M. : « Moi, j’ai vraiment essayé de tous bords tous côtés. Peut-être parce que justement, je suis intervenante, malgré la dynamique, j’ai essayé de le sauver. Je lui ai proposé des thérapies, le soutien. J’ai informé ma famille. J’ai informé mes amis, aussi, parce que je ne voulais pas que s’il m’arrivait quelque chose, que je sois seule. ‘Fallait quelqu’un qui le sache. Sauf que ça n’a jamais rien changé. Jamais. Peu importe, jamais et je me suis tannée. Je me suis vraiment tannée. »
Et les ressources d’aide, et l’aide financière?
Pour M., pour complètement se rétablir, c’est important qu’il y ait une situation financière adéquate, avec l’aide d’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC), par exemple. Pour y avoir accès, ça prend juste une histoire. Il faut avoir subi un acte criminel. Par exemple, une femme fait une dépression parce qu’elle se fait traiter de conne à chaque heure du jour, il n’y a pas d’acte criminel. Si elle est frappée, ou violée, alors là, il y a acte criminel.
« Des demandes peuvent aussi être faites à CENTRAIDE pour du financement lorsqu’il y a vraiment une situation précaire – lorsqu’elle a trois enfants, qu’elle est sur l’aide sociale, qu’elle est harcelée et doit changer de ville, par exemple. Et en maison d’hébergement, suite à de la violence conjugale, on produit une confirmation d’hébergement, et l’aide sociale donne 100$ par mois de plus à la femme pour l’encourager à quitter le milieu violent. »
Les maisons d’hébergement et les ressources d’aide, par contre, sont toujours gratuites, explique E. « Les services pour femmes victimes de violence conjugale sont gratuits, parce que dans la mentalité, on ne veut pas responsabiliser la femme d’avoir quitté. C’est pour ça que c’est gratuit, parce qu’elle n’a pas à payer pour s’en aller de ce milieu-là, t’sais. »
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