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El Greco, conte du Mile End

Tatouages et rédemption, portrait d’un rembourreur de l'avenue du Parc.

Par
Jean Bourbeau
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Au cours du dernier siècle, le paysage social du Mile End s’est façonné en fonction des vagues d’immigration. Juifs d’Europe de l’Est, Grecs, Portugais, Italiens ont tour à tour déposé leurs valises dans ce quartier transitoire coincé entre Mont-Royal et Van Horne. Immortalisée par l’écrivain Mordecai Richler, l’avenue du Parc hébraïque des années 30-50 fut reprise par la diaspora hellénique durant les années 60-70. L’afflux massif qui a suivi le coup d’État des colonels a fait de cette artère le cœur névralgique de son activité économique.

Parmi les nouveaux arrivants de l’époque se trouve Yiánnis Constantakopolous. D’allégeance communiste, il travaille dans la manufacture familiale de fabrication de mobilier lorsqu’il décide de quitter Athènes, imitant nombre de ses compatriotes aspirant à un avenir meilleur en Amérique. Il arrive à Montréal en 1975 avec Paraskévi, sa femme. Ils auront deux fils. Plusieurs années plus tard, je ferai la connaissance du cadet. Nous y reviendrons.

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De nos jours, l’avenue du Parc demeure un écosystème multiculturel aux frontières fluides. Une majorité de la population d’origine grecque a cependant migré vers le nord préférant s’installer dans Parc-Extension et plus récemment à Laval, mais son empreinte, quoique moins franche, persiste grâce aux lieux de culte, aux nombreux restaurants et cafés, sans oublier cette langue que l’on entend sur les trottoirs.

Lorsque le pittoresque CD Plus du 5128 avenue du Parc a fermé boutique l’été dernier, le local est devenu vacant comme son voisin. En pleine pandémie, les probabilités d’un nouveau souffle étaient minces. Quand vint l’automne dernier, je fus surpris de constater un lettrage installé dans la vitre. El Greco. On y préparait un nid.

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La belle saison arrivée, des chaises dépareillées ont poussé devant ce local discret presque constamment peuplé par des hommes aux moustaches blanches. Ils prennent le café, fument et potinent avec une nonchalance méditerranéenne devant ce qui semble être un atelier de rembourrage. Et au centre de ces hommes d’une autre époque à l’apparence soignée, une figure plus jeune, au physique élancé avec un style vestimentaire punk rock. Un je-ne-sais-quoi de différent en parfaite symbiose avec ce quartier décousu. Marchant presque chaque jour entre Laurier et Fairmount et témoin récurrent de ces scènes curieuses, je me suis présenté au jeune homme nommé Illias. Nom de famille? Constantakopolous. Dans un anglais rudimentaire, un prochain rendez-vous était fixé.

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Assise à nos côtés sur l’une des fameuses chaises, Vivian Lambrakis de l’Association des travailleurs grecs du Québec assure la traduction. L’atelier est surchargé, mais il s’en dégage un cachet évident. Illias n’a pas apporté de grandes modifications à la salle peinte vert pastel. Il a installé ses outils et s’est mis à l’ouvrage. « Le local était disponible, je n’arrivais pas y croire. C’est un super quartier pour ma pratique. Il y a toute une mixité. Les Grecs, les Italiens, les Québécois, les Sud-Américains, les Juifs hassidiques. Je fais affaire avec tout le monde » se réjouit-il. Et Vivian d’ajouter « C’est une adresse conviviale, c’est typiquement grec de partager la rue de cette manière. Offrir un lieu pour se retrouver et garder le lien avec la communauté. » « La porte est toujours ouverte. Il faut profiter de l’été, surtout après le confinement. Je débute vers 8 h le matin et verrouille vers ces mêmes heures-là le soir venu. J’y suis tous les jours, sauf le dimanche, où mon père prend le relais », lance Illias.

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À l’intérieur, il me guide dans son univers; sa machine à coudre, ses techniques de coupe, l’installation des tissus. Ses gestes sont précis, méticuleux. « À notre époque IKEA, cette profession est une forme de résistance. Miser sur la qualité des coutures, des matériaux, utiliser des produits naturels ». Une expertise à l’encontre de la fast furniture, un nouvel enjeu qui accentue le désastre écologique actuel. « Tu vas garder tes meubles IKEA quelques années, n’entretenir aucun rapport émotif et finir par les mettre à la rue. Leur obsolescence est rapide. À travers mon travail, il y a une volonté de faire perdurer le mobilier, de valoriser l’artisanat derrière sa fabrication. J’aime travailler sur les divans capitonnés et tout ce qui est rétro, je peux vraiment m’exprimer. »

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Je lui demande comment il se débrouille avec sa connaissance rudimentaire de l’anglais et du français. « Je parle le dialecte du divan! On m’envoie une photo, ensuite je propose un prix en fonction du design et de l’ampleur des modifications. Pas besoin de trop bavarder. En plus, j’exige souvent moins que la compétition », dit-il en tirant une bouffée de cigarette. « Si je réalise que le client n’est pas fortuné, qu’il travaille à l’usine par exemple, eh bien je lui charge moins cher. Mon salaire, c’est le bonheur d’offrir un meuble en bonne condition. Je ne me vois pas faire autre chose. J’ai une réputation à maintenir! D’accord, surtout dans la communauté grecque, mais quand tu aimes ton métier, tu fais bien les choses parce que ce n’est plus du travail. »

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Vivian doit nous quitter. J’en profite pour prendre quelques clichés. On fume une autre cigarette dehors en discutant dans un anglais bricolé, aidés d’une application de traduction. Je sens ses réponses néanmoins moins télégraphiées. Son histoire prend forme.

Illias est né en 1981 à Parc-Extension. Six mois après sa naissance, la famille Constantakopolous décide de retourner s’installer à Athènes. Il y passera les vingt-sept prochaines années de sa vie. « À quatorze ans, l’école et moi, c’était difficile, j’ai lâché. Mon père ne m’a pas laissé le choix, j’ai commencé à travailler », dit-il en saluant un vieil homme devant la boutique. Issu de plusieurs générations de rembourreurs, Yiánnis lui a transmis tout son savoir-faire.

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De retour à Montréal en 2008, alors que la crise économique frappe la Grèce, Illias se trouve du boulot dans une manufacture de rembourrage sur l’avenue Beaumont, à l’entrée de Parc-Extension, quartier qu’il habite encore à ce jour.

Même si la capitale grecque n’est plus son domicile, elle l’habite toujours. « Je m’ennuie de la liberté d’Athènes, son atmosphère alternative, ses murs couverts de graffitis, son ouverture d’esprit, ses fêtes toute la nuit. Mais cette ville, c’est surtout les amis, le foot, les bagarres, les amours. Athènes, c’est mon cœur. »

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Je lui demande indiscrètement la signification de ses quatre tatouages. Une croix orthodoxe symbolise son héritage confessionnal. Un court silence accompagne le tribal défraichi sur son omoplate droite. « À cause des tensions avec la Turquie, le service militaire est obligatoire en Grèce. Alors sans passeport, je me suis retrouvé dans les rangs des parachutistes. Quinze mois dans l’armée. J’en garde des souvenirs difficiles. Nos gouvernements avaient des différents, mais le peuple lui, ne nourrissait aucune hostilité envers les Turcs. »

Dans les encres, il y a aussi son club de foot, le Panathinaïkós. Une équipe publique adulée autant des classes aisées que des quartiers défavorisés. À l’adolescence, c’est à travers la Gate 13, haut lieu des supporteurs les plus radicaux, que vont bourgeonner ses convictions antifascistes.

Puis, au moment d’expliquer son dernier tatouage, qu’il préfère garder secret, sa voix se fait plus prudente. « La Grèce, c’est compliqué, c’est l’Europe et ses enjeux. L’époque à laquelle j’ai immigré coïncide avec la montée de l’extrême droite identitaire. Du parti néonazi Aube Dorée. De la violence dans les rues. » Positionné à gauche sur l’échiquier politique, il sent un changement de paradigme s’infiltrer dans une société qu’il quittera avant de nombreux glissements dramatiques; formation d’escadrons contre les militants de gauche, agressions armées envers les migrants, assassinat du rappeur antifasciste Killah P, élection à 16,12 % dans la région athénienne en 2014. Le Montréal natal qu’il n’a jamais connu devient un refuge, non sans danger.

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« J’ai eu des problèmes de consommation pendant des années. Alcoolisme, drogues dures. Mais il y a vingt-neuf mois maintenant, je me suis offert une cure de désintoxication dans un monastère en Espagne. Et depuis, je suis sobre. Je me disais, si tu continues à consommer, il n’y aura pas de commerce. C’était ma condition. J’ai tout arrêté et El Greco a pu voir le jour. » Je le félicite et l’interroge sur l’origine du nom. « C’est aux Tam-tams sur la montagne que le nom est né. J’adore cet endroit. Les habitués avaient du mal avec mon prénom alors c’est devenu mon surnom au fil du temps. C’est un grand peintre du XVIe siècle. »

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Entendre Illias c’est constater que l’engrenage social du Mile End est bien vivant. Le quartier demeure cet espace où un jeune rembourreur étranger peut donner un nouveau souffle à son destin, travailler d’arrache-pied pour ouvrir son commerce et gagner son pain quotidien. Yiánnis a quitté une nation malmenée par sept années de dictature militaire. Trente-trois ans plus tard, Illias a quitté les tensions liées à la montée d’un nouveau fascisme. Mettant à profit un savoir commun, le père et le fils, dorénavant unis sur l’avenue du Parc, refont ensemble une beauté aux meubles du passé. À travers eux et d’autres encore, l’histoire de la communauté grecque du quartier continue de s’écrire, clope au bec, la porte toujours ouverte.