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Écrire après le succès

Les vertiges suivant la gloire.

Par
Jean Bourbeau
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Quand les projecteurs s’éteignent et que les applaudissements s’évanouissent, que reste-t-il lorsqu’on doit à nouveau faire face à la page blanche? Comment écrire après avoir goûté à l’extase du succès? Entre les attentes d’un lectorat nouvellement conquis, les exigences d’un éditeur flairant la bonne affaire et le poids de notre ego qui s’est nouvellement accoutumé à la reconnaissance, l’écriture se transforme en une mise à nu d’autant plus périlleuse. Comment ne pas s’égarer dans le labyrinthe des doutes et des remises en question? Ou, à l’inverse, comment contenir l’élan d’un souffle qui pousse à aller toujours plus loin?

Pour y répondre, j’ai rencontré six auteurs et autrices au parcours enviable : lauréats de prix prestigieux, traduits aux quatre coins du monde, acclamés par la critique. Tous et toutes partagent un même défi, à la fois intime et universel : rester soi-même.

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Francis Ouellette – Mélasse de fantaisie (2022)

Naviguer une nouvelle vie

« Énorme. La pression est énorme. Et c’est toujours la même question qui revient sans cesse : “Tu dois être nerveux pour le deuxième?” ». Au bout du fil, Francis Ouellette s’exprime sans détour, en pleine résidence d’écriture pour son troisième roman.

Son premier ouvrage, Mélasse de fantaisie, un récit poignant sur les errances d’un jeune homme dans un quartier défavorisé, l’a propulsé sous les projecteurs. Mais comment le succès a-t-il influencé celui qui a enchaîné mille boulots avant de se consacrer à plein temps aux mots?

« Après tant d’impressions, tu commences à devenir une personnalité publique. Ça peut vite devenir étourdissant. Il faut apprendre à naviguer sans trop se perdre », lance-t-il, conscient des pièges qui viennent avec la reconnaissance et le risque de s’éparpiller.

Son deuxième roman, Sirop de poteau, attendu au printemps 2025 après une publication en feuilleton en collaboration avec le magazine L’Itinéraire, s’inscrit dans la continuité du folklore du Centre-Sud exploré dans son premier ouvrage. Mais cette fois, l’auteur s’est permis de pousser plus loin : « Si Mélasse était une manière de m’affranchir de mon histoire personnelle, le deuxième élargit les perspectives. »

« Étonnamment, il m’a permis d’être encore plus vulnérable. J’ai touché à des zones de pudeur que je n’avais pas osé explorer avant. »

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Malgré les nombreuses sollicitations et l’idée séduisante de s’aventurer dans d’autres genres littéraires – l’horreur, la poésie, la littérature jeunesse –, Ouellette revient à ce qui l’a fait connaître : un imaginaire brut, viscéral. « Ce n’est pas un choix mercantile, c’est ce que j’avais envie d’offrir, et le plaisir d’écriture a été encore plus grand », dit-il avec conviction.

Peu à peu, Francis Ouellette commence à accepter une réalité qu’il n’avait pas anticipée : il n’est pas seulement l’auteur d’un roman, mais un écrivain qui évolue, avec des projets en gestation et des ambitions à long terme. « Pour me protéger, je m’étais préparé à être un one-trick pony, l’écrivain d’un seul livre marquant. Pourtant, avec l’arrivée imminente de mon deuxième roman et la gestation d’un troisième, la phrase “Je suis un auteur”, qui m’avait toujours semblé étrangère, commence à s’ancrer en moi. »

La pression qui l’accompagne devient alors une composante nécessaire à sa transformation, marquant le passage d’un auteur émergent à un écrivain établi.

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Anaïs Barbeau-Lavalette – La femme qui fuit (2015)

Un impact durable

Anaïs Barbeau-Lavalette incarne avec modernité l’artiste engagée et plurielle. En 2015, elle marque la scène littéraire au fer rouge avec La femme qui fuit, un roman qui retrace le destin fugitif de sa grand-mère maternelle. Près de dix ans plus tard, l’écho de cette œuvre majeure résonne toujours dans le milieu culturel.

Lorsqu’elle écrit La femme qui fuit, Anaïs Barbeau-Lavalette ne se doute pas encore de l’ampleur que prendrait son livre. « Je pensais qu’il aurait deux lectrices : ma mère et ma fille, qui poussait dans mon ventre à ce moment-là », raconte-t-elle, presque incrédule. Pourtant, le roman rencontre un succès retentissant.

« C’était à la fois bouleversant, exaltant, mais aussi vulnérabilisant, car c’était la première fois que j’écrivais quelque chose d’aussi intime. » Ce succès, loin de l’immerger dans une pression paralysante, nourrit au contraire une réflexion sereine.

« Je suis totalement consciente que La femme qui fuit est un état de grâce qui n’arrive qu’une fois dans une vie. Et je vis très bien avec ça. »

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Le livre, devenu une référence au sein de son œuvre, continue d’être un point de ralliement pour son public. « On m’arrête encore dans la rue pour m’en parler, et je trouve ça magnifique que les révoltes qu’il porte puissent encore nourrir celles d’aujourd’hui. »

Si l’autrice reconnaît la singularité de ce succès, elle ne le voit pas comme une entrave. Au contraire, elle l’accepte comme une chance, une opportunité de l’avoir vécu à cet instant précis.

Son ouvrage suivant, Femme forêt, est né dans un contexte radicalement différent : celui de la pandémie et de l’isolement. Enracinée dans un chalet avec ses enfants, elle commence par vouloir nommer le territoire pour eux. Ce qui devait être un livre jeunesse a évolué sous l’impulsion de son éditrice. « Elle m’a fait réaliser qu’il s’y tresse les mêmes réflexions : partir ou rester, être mère et femme indépendante, comment être libre ensemble. Je n’avais pas besoin de m’éloigner. C’est mon ancrage. »

Anaïs Barbeau-Lavalette assume pleinement ce qu’elle appelle ses « réflexes esthétiques ». « J’écris avec ce qui me fabrique. Peut-être que je suis comme un vieux disque qui saute, mais ce sont ces élans qui me portent. »

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Refusant de se reposer sur ses lauriers, l’autrice ose aller plus loin avec son dernier livre, Femme fleuve, qu’elle considère comme « le plus grand risque littéraire de ma carrière. Si j’ai pu aller aussi loin, c’est grâce au succès de La femme qui fuit. Savoir que mes mots étaient aimés, ça m’a donné la permission d’explorer. »

Christian Guay-Poliquin – Le poids de la neige (2016)

Le poids du succès

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« Ben oui, j’m’en suis mis, de la pression. Full », admet Christian Guay-Poliquin, sans détour. Une pression si envahissante qu’elle s’est infiltrée jusque dans ses rêves, où il se voyait foudroyé par la critique. Avec humilité, l’auteur fait écho à ce paradoxe que vivent de nombreux auteurs : le succès, bien qu’il ouvre des portes, n’est jamais une garantie de sérénité.

En 2016, Le poids de la neige, son deuxième roman, propulse Guay-Poliquin sur la scène littéraire internationale. Explorant l’intimité entre deux inconnus contraints de cohabiter le temps d’un hiver implacable, le récit a été traduit en quinze langues, a remporté plusieurs prix prestigieux et fait l’objet d’un projet d’adaptation cinématographique en France.

Mais pour l’auteur, ce succès est teinté d’ambivalence. « Un gros succès littéraire, au Québec, c’est plus cocasse qu’être vraiment big in Japan. Ça ne bouleverse pas la vie. Mes oncles me répétaient toujours de pas trop me péter les bretelles », plaisante-t-il en les imitant.

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Derrière l’humour, une réalité plus grave se dessine : la peur de ne pas être à la hauteur.

« La peur est toujours là. Celle de rater sa shot, d’être l’écrivain d’un seul roman. Chaque nomination vient avec un effet de surprise et un soulagement : “Fiou, j’ai pas raté mon coup!” »

Cette angoisse a marqué l’écriture de Les ombres filantes, son troisième roman. À trois jours du dépôt final, l’auteur décide brusquement de tout arrêter : « J’ai tiré la plogue. Je ne voulais tellement pas me planter. Ça a été un choc pour mon éditeur. »

Après un an de réécriture, le roman voit finalement le jour. L’accueil, bien que respectable, est plus discret que celui de Le poids de la neige. Une expérience qui a laissé des traces. « Je savais que ça n’allait pas avoir le même écho, mais secrètement, on l’espère toujours. », confesse-t-il. « J’ai trop retenu le texte. Cette peur de décevoir après Le poids de la neige, ça m’a nui. »

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« On ne peut pas frapper des coups de circuit à chaque présence, mais on peut viser des coups sûrs », illustre-t-il, plein de modestie. Malgré tout, Les ombres filantes a connu un parcours loin d’être gênant : traduit en neuf langues et optionné pour une adaptation cinématographique, il le conduira bientôt en Corée pour rencontrer son lectorat.

L’écrivain cherche avant tout à préserver une relation authentique avec son public. « Rester proche des gens, ça demande une part de modestie, sans pour autant nier son ambition. Après tout, qui n’a jamais rêvé de remporter le Goncourt? »

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Paul Kawczak – Ténèbre (2020)

L’envers du succès littéraire

Si Christian Guay-Poliquin insiste sur la vigilance requise pour ne pas se laisser happer par la machine du succès, Paul Kawczak en élargit la portée. Révélé en 2020 avec Ténèbre, une plongée hallucinée dans le Congo colonial, l’auteur et éditeur décortique les rouages de la reconnaissance littéraire.

« Ce que j’ai réalisé, avec le succès, c’est qu’il faut d’abord le comprendre, affirme Kawczak. Le succès est une fabrication. Une mise en scène d’apparition dans une société de visibilité. »

L’image romantique de l’écrivain solitaire, maître des mots et de belles histoires, cède vite le pas à une réalité mercantile régie par des impératifs commerciaux. « Derrière l’élan artistique, les prix et l’écho sincère du public, le succès d’une œuvre dépend d’une chaîne matérielle qui n’arrête jamais : pieds carrés d’entrepôts, échelles de distribution, coût du papier, facture d’essence. »

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Cette prise de conscience amène l’auteur à interroger la place de l’écrivain dans un système capitaliste intraitable. L’auteur devient une vitrine, un produit de passage au sein d’un système bien huilé pour fétichiser la culture.

Le succès, selon lui, est un double langage : « Il offre une reconnaissance, tout en masquant les contradictions d’un système capitaliste intraitable. »

Pour illustrer cette idée, Kawczak convoque Guy Debord : « C’est un spectacle. Un écran qui cache les luttes individuelles, la compétition et les difficultés du travail. Un spectacle qui dit que tout va bien, que la culture est belle, mais dissimule ses contradictions. »

L’auteur reconnaît toutefois que, comme tout humain, il n’est pas immunisé contre ces logiques et admet leur emprise. « Au début, tu veux être un bon élève, faire plaisir. On te valorise. Mais rebondir est difficile, car tu finis par vouloir répondre aux attentes. »

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Après Ténèbre, l’auteur a choisi de s’éloigner de l’écriture pendant trois ans. « Quand tu n’as jamais eu de visibilité, tu la désires avec ferveur. Tu veux apparaître. Mais une fois que les projecteurs sont braqués sur toi, ça s’apaise. Tu es rassasié. »

Durant cette pause, Paul Kawczak s’est tourné vers d’autres formes d’art, loin des impératifs marchands, pour retrouver une certaine liberté créative.

En 2023, il reprend l’écriture, avec une publication prévue pour l’année prochaine. Mais cette fois, il le fait à son rythme, en assumant une position plus modeste. « La clé, c’est d’accepter qu’on est tout petit dans cette grande machine. »

Comme quoi la modestie n’est pas une faiblesse, mais un refuge discret au vernis de lucidité.

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Éric Chacour – Ce que je sais de toi (2023)

Entre effervescence et solitude

« Quand j’ai publié Ce que je sais de toi, je n’y croyais pas. Le surlendemain du lancement, j’ai commencé un nouveau poste dans l’entreprise où je travaillais, convaincu que le livre passerait inaperçu. » Cette confidence résume bien l’étonnement qu’a eu Éric Chacour en constatant le succès fulgurant de son premier roman, désormais porté par les traductions et les prix qui l’amènent à l’étranger.

Aujourd’hui, entre rencontres avec ses lecteurs et déplacements constants, Chacour cherche à retrouver la solitude, cette alliée précieuse pour l’écriture. Mais ce retour à soi se heurte au poids des attentes qu’a générées son triomphe inattendu. « Au début, c’était génial : les gens venaient me parler de leurs émotions après avoir lu le livre, et ça me donnait envie de me remettre à écrire. Mais ensuite, il y a eu une autre phase. Je me disais que sans réécrire le même livre, je n’arriverais jamais à en écrire un qui plairait autant. »

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Il mesure également l’impact exceptionnel de son premier roman, dont les retours des lecteurs dépassent toutes ses attentes. « Quand j’écris une phrase élégante, j’espère un sourire. Un passage dramatique, peut-être une larme. Mais jamais je n’aurais pensé dévier, même d’une poussière d’ombre, la trajectoire d’une vie. »

Chacour raconte l’histoire de cette femme qui, après que son mari l’ait quittée pour un homme, est allée lui offrir le roman, ou celle de ce jeune homme qui a entrepris la recherche d’un père qu’il n’avait jamais connu.

« Quand ça arrive, c’est un immense cadeau », conclut-il.

Éric Chacour se souvient d’avoir écrit son premier livre avec une certaine liberté, presque candide, que le succès a rendu plus difficile à retrouver. « Pendant quelques mois, cette pression m’a éloigné de la création. »

Pourtant, une lumière commence à poindre. « Je sors de cette période. Je retrouve peu à peu le temps et le goût d’écrire. »

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Pour lui, l’écriture reste avant tout une démarche intime et profondément solitaire. « J’ai choisi l’écriture parce que j’aime la solitude, et là, tout est devenu extrêmement social. C’est agréable, bien sûr, mais j’ai hâte de retrouver mon clavier et mes amis imaginaires. »

Malgré l’effervescence qui entoure Ce que je sais de toi, œuvre explorant les liens familiaux, l’exil et l’identité à travers une quête intime et universelle, Chacour aborde son prochain projet avec enthousiasme. Une idée germe déjà, lui évitant l’angoisse de la page blanche. « Avant d’entamer mon premier manuscrit, j’hésitais entre deux idées. Aujourd’hui, je reprends celle que j’avais mise de côté. »

Refusant toute précipitation, il s’accorde le luxe de prendre son temps. « Je ne veux pas sortir quelque chose dont je ne serais pas complètement fier. Ça prendra le temps que ça prendra. »

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Marie-Ève Thuot – La trajectoire des confettis (2019)

Le temps pour créer

Avec La Trajectoire des confettis, Marie-Ève Thuot a marqué l’univers littéraire québécois en 2019. Fresque monumentale retraçant l’histoire d’une famille sur plusieurs générations, son premier roman a séduit par sa singularité et son ambition. Pourtant, il est né dans une spontanéité presque déconcertante : « J’ai écrit le manuscrit en quatre mois à peine avant de l’envoyer par la poste », raconte l’auteure. L’étonnement fut partagé par Les Herbes rouges, qui n’a pas hésité à publier cet ovni littéraire.

« La veille de l’impression, j’étais encore à déplacer des virgules », mentionne-t-elle. Puis vinrent les articles, les bonnes grâces des libraires, une réimpression, des prix, une édition en France. Ce n’est qu’au bout d’une année qu’elle réalise que son livre rencontre un succès certain. La pandémie, venue chambouler les circuits de promotion, n’a malgré tout pas su freiner l’ascension du roman.

Ce parcours triomphal n’a toutefois pas été exempt de revers. Les critiques, particulièrement polarisées sur des plateformes comme Goodreads, n’ont pas épargné son écriture déconstruite. Si certains retours incisifs l’ont touchée, elle les accueille avec philosophie : « Il est impossible de plaire à tout le monde, mais j’aime l’absence de complaisance et c’est un exercice intéressant », explique cette doctorante en littérature, qui mesure aussi la chance d’avoir un premier roman qui ne soit pas passé inaperçu.

Cinq ans après ce coup d’éclat, son deuxième roman se fait attendre.

« Il ne faut pas publier un second livre pour se faire concurrence soi-même », dit-elle, rejetant la hâte.

Une nouvelle idée avait pourtant germé dès la parution de son premier ouvrage, mais elle a choisi de ralentir, d’approfondir sa recherche et de jouer plus audacieusement sur l’architecture du récit.

Sans date de sortie fixe, son prochain projet, oscillant entre 600 et 700 pages, s’annonce encore plus dense. « C’est peut-être prétentieux, mais je le trouve meilleur. Plus audacieux, plus original. Il faut qu’il y ait une évolution », confie-t-elle.

Pour Marie-Ève Thuot, le succès littéraire a aussi permis un privilège rare au Québec : se consacrer pleinement à l’écriture. « C’est un cliché, mais c’est vrai : il est difficile, ici, de vivre de sa plume. »

Pourtant, elle sait que l’inspiration, aussi prolifique soit-elle, reste fragile. Elle avoue que l’écriture nécessite parfois du temps, mais elle ne souffre d’aucune précipitation. « Un sentiment d’urgence m’aurait figée. L’inspiration n’est pas mécanique, je n’écris pas 10 pages chaque matin. Mais quand ça coule, les idées viennent, et elles doivent être protégées des événements extérieurs. »

La définition du succès, ça peut aussi être synonyme de mener un projet à bon port.