« Moi, j’vote plus. J’ai donné pendant quarante ans pis j’suis encore pognée à acheter la litière en spécial. Qu’y viennent me parler d’espoir, eux autres, avec leurs belles promesses pis leurs cravates », lâche Line, avant de prendre une longue puff sous un ciel aussi gris que ses attentes.
On vient ici pour mille raisons. C’est un carrefour populaire aux allures de cafétéria, d’agora de quartier, de bureau improvisé, de halte-collation, de club social, de refuge contre le froid ou la solitude. Un îlot de vie où l’on se salue sans même savoir le prénom de l’autre.
Le long des fenêtres, des étudiants s’installent pour réviser, d’autres profitent du Wi-Fi gratuit et du menu à petit prix. Derrière le comptoir, le personnel — venu des quatre coins du monde — s’efforce de déchiffrer le français haut en couleur de leur terre d’accueil. « Ma t’prend’ deux belles roussattes, stepla », marmonne un client édenté. Six mois, dit-on, pour apprendre la langue. Une vie, parfois, pour l’apprivoiser.
Ici, les aiguilles tournent au ralenti. Peu importe l’heure, le temps s’étire comme un long soupir. On remplit des mots croisés, on tresse des bracelets, on feuillette un polar en anglais, on commente la tempête qui approche. Des hommes esseulés tournent les pages de leur journal avec la lenteur que seule la retraite autorise.
Au fil des cafés, des amitiés prennent racine. On parle santé, hockey et politique sans trop y croire. On recharge son cellulaire, on fait ses comptes, on sort fumer une clope en silence.
Il y a des gars de chantier, des femmes voilées, des visages fatigués, des pas pressés, des gens venus d’en haut comme d’en bas.
Réunis autour du même gobelet rouge, sel de la terre sous néons. Peut-être le seul lieu au pays où se croise encore, sans filtre ni fracas, ce Canada trop vaste pour bien se comprendre.
Le Tim se transforme. Bien sûr, il y a ceux encastrés dans les stations-service, réduits à de simples comptoirs anonymes. Mais d’autres, comme celui-ci, s’érigent en véritables perrons d’église.
N’y a-t-il pas meilleur endroit pour prendre le pouls d’une élection?
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Québec
Quartier Vanier, quelque part dans la basse-ville. Sur l’un de ces boulevards commerciaux interchangeables que l’on retrouve aux quatre coins de la province.
Denis, 76 ans
« Je viens du centre-ville de Québec. Ça a pas mal changé. L’itinérance dans Saint-Roch, c’est pas joli-joli. Mais c’est toujours ben mieux que Montréal! Il nous manque juste le hockey. »
Denis a passé 47 ans sur la route comme chauffeur de truck, jusqu’à ce que son cœur lâche dans un restaurant. Depuis, il collectionne les traitements. « On m’a rentré tellement de caméras dans le corps, ces derniers mois… J’veux rien savoir d’une photo. »
Quand la solitude cogne trop fort, il descend au Tim retrouver ses compagnons de table, « une gang de vieux malcommodes », dit-il avec un rire franc.
Sur les promesses politiques, il reste sceptique.
« Jagmeet dit qu’on aura tous un médecin d’ici 2030? J’y crois pas une seconde. Moi, ça fait trois ans que j’en ai pas. C’est comme Legault avec ses grandes promesses… Qui les croit encore? »
Il accorde tout de même un brin de confiance à Mark Carney, même s’il fait partie « de la gang à Trudeau ». « Tout c’que j’espère, c’est que le fou ne nous envahisse pas. Moi, j’veux rester Canadien. J’veux surtout pas devenir Américain. »
En observant les jeunes, Denis laisse filtrer une certaine tristesse. « Aujourd’hui, tout est rendu trop cher : l’épicerie, les loyers… Avoir des enfants, c’est devenu un luxe. Dans mon temps, y avait des pauvres, c’est sûr. Mais au moins, eux, ils pouvaient encore fonder une famille. »
Mario, 77 ans
« Les quatre grands partis, ça me déçoit terrible. J’ai l’impression que personne n’a les nerfs assez solides pour tenir tête à Trump. Ce gars-là, c’est pas juste un problème pour les États, c’est un danger mondial. Mondial! Pis moi, j’vois mes économies fondre à cause de ses folies. »
Il s’interrompt, regarde autour de lui, puis laisse tomber à voix plus basse : « J’devrais pas dire ça… mais une balle dans la tête, ça serait peut-être pas une mauvaise idée. »
Un fantasme meurtrier entendu plusieurs fois au temple du café filtre bon marché.
Mario a travaillé toute sa vie : dans les pneus, les usines de papier, les stationnements.
« J’ai jamais volé personne. J’ai toujours fait mes heures. Aujourd’hui, je regarde les prix monter, ma pension qui suit pas, pis je me dis : c’est pas ça qu’on m’avait promis. »
L’instabilité politique l’angoisse. Il regarde les nouvelles tous les jours, l’estomac noué. « J’me fous un peu de qui va gagner, tant que quelqu’un ramène de la stabilité. Juste ça. Un peu d’ordre, un peu de prévisibilité. Pour vivre nos dernières années sans trop s’en faire. »
Puis la conversation bifurque. Selon lui, le Québec change trop vite. « On a ouvert grand les portes, pis c’est correct, mais les jeunes Québécois veulent plus faire les jobs de service. Des jobs durs, mal payés, qu’on a faits toute notre vie. Eux, ils veulent de l’argent vite, du TikTok pis du télétravail. Mais la vie, c’est pas ça. »
Il soupire. « Aujourd’hui, tu vas au McDo ou au Tim, t’entends plus parler français. C’est chacun pour soi. Le monde se parle pus. J’trouve ça ben dommage. On a perdu quelque chose, pis j’sais pas si on va l’retrouver. »
Trois-Rivières
Boulevard du Saint-Maurice, à l’ombre du Super C. Je me commande un ordre de toast avant d’aller déranger les habitués.
Marielle, 73 ans
Elle a toujours été du genre prévoyant. Une dame bien organisée. Les portes barrées, les factures rangées, pis les rendez-vous bien écrits dans son petit agenda. Pas née de la dernière pluie, comme on dit.
Mais un jour, le téléphone sonne. Un monsieur poli prétend travailler pour une banque. Marielle l’écoute, d’abord méfiante. Mais il a les bons mots, le bon ton. Cinq minutes plus tard, sans trop comprendre comment, elle lui avait donné tout ce qu’il voulait. Deux jours après, son compte était vide.
« J’me suis sentie comme une vieille cruche… flouée ben raide. Pis le pire, c’est que j’me suis vite rendu compte que personne viendrait me tirer d’là. »
Elle a tenté de signaler le tout. Des musiques d’attente, des transferts de poste en poste, pour finalement se retrouver à la case départ : sa caisse pop. Elle a même écrit à son député. Pas de réponse. « J’me suis dit : si, à mon âge, on me traite comme ça, imagine ceux qui ont personne pour les défendre. »
Depuis, elle ne croit plus aux belles paroles ni aux promesses du monde « en cravate ». « Ils jasent de protéger les aînés… mais dans l’fond, on sert juste à cocher une p’tite case, le jour du vote. Après, on peut ben disparaître. »
Elle dit regarder les débats du coin de l’œil, plus par habitude que par espoir. « C’est toute la même cassette : des phrases vides, des sourires collés. Pis après, plus rien. »
Elle dit ça calmement, sans éclat de voix, mais avec une fatigue dans le regard. « Dans l’temps, on croyait que le Canada, c’était un pays droit, fort, riche. Aujourd’hui, j’vois des vieux dormir dans leur char, pis des jeunes sur le chômage. L’avenir s’ra pas rose. »
Ginette, 81 ans
Elle a passé quinze bonnes minutes à attendre au bout du fil, juste pour confirmer que ses pilules seraient bien prêtes, à son nom. « Mon dos me lâche tranquillement, qu’elle dit. Toute une vie pliée sur ma machine à coudre… la colonne trop penchée. »
Elle mime le geste de ses mains, comme si elle cousait encore un bord de pantalon. Un métier qu’elle a quitté depuis plusieurs années, mais qui habite encore son corps.
Ginette a six petits-enfants. Elle parle d’eux avec tendresse.
« Je serais menteuse… ou ben égocentrique si j’disais que je vote pour moi. C’est fini, ça. Depuis qu’ils sont venus au monde, j’vote pour eux. Pour ce qu’il va leur rester. »
Elle esquisse un petit sourire, presque gênée. « L’environnement, j’vous cacherai pas que j’y pensais pas ben, ben dans mon temps. Mais aujourd’hui, c’est tout c’qui me tient à cœur. J’veux pas leur laisser une planète en ruines. »
Depuis quelques années, elle glisse son bulletin dans l’urne avec ce seul critère en tête. Même si elle doute parfois que ce soit suffisant. « Je suis pas jeune-jeune, mais j’ai jamais manqué un vote. Jamais. Mon père disait que c’tait un devoir. J’ai gardé ça. »
Laval
Pont-Viau, sur l’un de ces boulevards commerciaux interchangeables que l’on retrouve aux quatre coins de la province, à ceci près que le boulevard des Laurentides traîne avec lui une beauté fatiguée, presque touchante.
Mike, 56 ans
Oreillette greffée à l’oreille, une pile de papiers froissés devant lui, deux stylos, dont un qu’il jette parce qu’il coulait sur la paperasse, Mike descend les dernières gorgées d’un très grand café. Noir, sans sucre.
« Fuck Carney. C’est un malaka – une insulte grecque, qui veut dire mou, fake. Ce gars-là, c’est un pantin. Il débarque pas pour nous aider, il débarque pour prendre le contrôle du pays, pour se mettre l’industrie dans les poches. On n’est pas des caves. C’est une marionnette de Trump, ni plus ni moins. »
Il pointe un article imprimé, barbouillé de notes, sur les derniers tarifs douaniers. « Tu vois? Ça, c’est le vrai visage du Canada. Quand ça chauffe, c’est chacun pour sa peau. Moi, j’fais de la business. J’me fous de qui rentre à Ottawa. Ce que je veux, c’est celui qui sera le meilleur pour mes affaires. Suis-je ingrat ? Est-ce qu’il faut que je flippe une table pour me faire entendre? Peut-être. Mais j’pense que j’dis tout haut ce que ben du monde pense tout bas. »
Selon lui, Poilievre comprend mieux la game. Et Carney ? « Il va nous enculer. Il connaît trop bien la finance pour pas en profiter. C’est pas un politicien, c’est un banquier déguisé. Et les banquiers, ils jouent jamais pour toi. »
Mike n’a pas l’air de voter avec le cœur ni avec des idéaux. Il regarde l’économie, les chiffres, le marché, comme d’autres regardent la météo.
« On est une petite économie suspendue à une grosse machine. On peut bien faire les vierges offensées contre Trump, mais au final, c’est lui qui tient le volant. Faut pas être naïf. »
Il hausse les épaules. « Mon vote pour Poilievre, c’est pas idéal. C’est surtout un move stratégique. »
Jocelyn, 70 ans
« Si je pouvais prendre un café avec le prochain premier ministre, j’lui parlerais pas de grandes théories que j’connais pas. J’lui parlerais de logement. Juste ça. »
Il tire sur sa manche, puis raconte sans détour : « J’ai vécu quatorze ans dans le même appartement. Un p’tit quatre et demi dans un bloc tranquille. J’ étais jamais en retard pour le loyer, j’ai toujours gardé ça propre. Même le déneigement, j’le faisais moi-même, sans rien demander à personne. »
Puis, le bloc a été vendu. À un jeune proprio, qu’il dit, pressé de faire de l’argent vite. « Il a monté les loyers d’un coup sec. Pis pas longtemps après, il a revendu ça à un autre, qui nous a sortis un par un. Avec un p’tit chèque de départ. Je passe pus devant tellement ça m’enrage. »
Depuis, Jocelyn vit dans un logement trop cher. « Mon nouveau loyer? 1400 piastres par mois. Pour un p’tit appart qui vaut pas ça pantoute. J’suis pogné. J’avais pas prévu me faire étrangler comme ça à mon âge. Pis là, je pense redéménager quand j’ai jamais voulu changer de place au début. »
Pendant un instant, il fixe le vide.
« Si j’avais une chose à dire au premier ministre, ce serait ça : laissez donc un peu de paix à ceux qui veulent juste vivre tranquilles. C’est pas compliqué, c’est même pas grand-chose à demander. Mais qu’est-ce que tu veux faire, quand t’as pus les moyens de rester chez vous? »
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Je termine mon pèlerinage, les veines gorgées de café brûlant, la tête encore embuée des voix croisées. Je n’ai pas entendu assez de monde pour prétendre capter l’âme du pays à la veille du scrutin, mais une chose est sûre : les politiciens gagneraient à délaisser les visites-éclairs en usine et les poignées de main bien cadrées, pour s’échouer quelques heures sur la banquette dure d’un Tim.
C’est là, entre un sacre et deux timatins, que bat le vrai pouls de l’électorat ordinaire. Un Canada qui ne parle pas en slogans, mais en soupirs, en poignées de mains fermes, en silences lourds et en sourires généreux. Ce n’est peut-être pas glorieux. Mais c’est vivant. Et quelque part, au fond d’une tasse trop tiède, il y a encore un petit reste d’espoir qui tient bon.