Juste un mot. À peine cinq lettres, contenant pourtant beaucoup. « Steve », murmure une gracile voix de femme dans Vertigo de Dumas, chronique mélancolique et amusée des rencontres grisantes au détour des rues du Chinatown que ses années d’errance post-Cours des jours lui permettaient. La fille de la chanson porte un chandail de band (des Pixies), comme lui à l’époque où il est entré pour de bon dans nos vies, grâce à J’erre, Je ne sais pas ou Linoléum, mélodies inoubliables de son second disque. C’était il y a quinze ans.
Mesurons donc le chemin parcouru, jetons un œil dans le rétroviseur : sur Ferme la radio, chanson-titre du EP du même nom paru en 2004, Dumas suppliait une représentante du sexe opposé de lui « souffler » son prénom, sans jamais pourtant qu’on ne l’entende. Le voilà aujourd’hui qui le glisse carrément dans un couplet, et si ce microscopique détail tient surtout du clin d’œil, comment ne pas y voir le symbole d’un salutaire lâcher-prise face à ce que les autres pensent de lui, d’une totale assumation de ce qu’il est?
Si c’était à refaire, signerais-tu tes albums de ton nom complet, que je lui demande dans sa loge du Théâtre Granada, le 28 avril dernier, lors de la première sherbrookoise du spectacle tiré de son album Nos id éaux, paru en février? Il s’esclaffe de son rire de gars de 15 ans. « Ah non… je sais pas… non. »
Es-tu gêné par ton prénom? « I don’t care anymore. Placer mon prénom dans cette chanson, c’était surtout une façon de dire : “Je suis tellement all in sur cet album que je vais même mettre mon prénom dedans.” Et c’est drôle en tabarouette, parce que j’avais besoin d’une voix de fille qui dit Steve, donc j’appelle Marie-Ève Roy [des Vulgaires Machins], je la fais chanter sur La chance, puis je lui dis : “Écoute, j’aurais autre chose à te faire faire. Faudrait que tu dises Steve.” Ça a pris une heure tellement elle riait. Faque je suis celui au Québec qui a la fille des Cowboys Fringants qui dit “Je ne sais pas”, pis la fille des Vulgaires Machins qui dit “Steve”. »
« Comment suis-je arrivé ici? En une nuit ou une vie? Par quelle détour ou quelle envie? Ai-je raté ma sortie? », se demande Dumas dans À l’est d’Éden, des questions aussi vivifiantes qu’angoissantes qui planaient au-dessus de la tête de plusieurs de ceux qui, il y a quinze ans, trouvaient dans Le cours des jours la trame sonore de leur vingtaine, décennie d’euphorie, de découvertes, de confusion, de déception et de longues soirées de solitude, couchés sur le linoléum froid de son appart. Il était plus que temps d’apprendre à poser un regard attendri, plutôt qu’amer, sur notre passé, nous annonçait sans doute Dumas en multipliant ainsi les interrogations, et Nos idéaux nous accompagnerait sur cette route, celle des bilans lumineusement difficiles, avec ce mélange d’intransigeance et de bienveillance qui distingue les vrais amis.
C’est beaucoup ce dont nous avons parlé pendant presque 90 minutes : du temps qui non seulement émousse, ou renforcit, les convictions, mais qui les couvre aussi parfois d’un brouillard nous empêchant de bien se rappeler de quoi elles étaient jadis composées. De ça, et aussi de la création des chansons les plus intimes de Nos idéaux, d’authenticité, d’Instagram et des Cowboys Fringants.
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« All in »
Les textes de tes précédents albums avaient tous quelque chose d’assez opaque. Qu’est-ce qui t’a donné envie d’être plus limpide cette fois-ci, de parler de ton père, de ton fils, de ta blonde, d’évoquer des souvenirs amoureux de ta vingtaine? J’ai le souvenir d’une entrevue où j’avais dû te travailler au corps pour que tu me confies que Une journée parfaite [tiré de son album précédent] parle en partie de ton fils?
C’est vrai que ça a été une réflexion que j’ai eue en commençant l’album. Je me suis dit : « Je veux être all in » et j’ai l’impression que les gens sentent ça. C’est un genre de pari que j’ai pris parce que je pense qu’on a besoin de vérité. On est tellement dans un monde de filtres.
Depuis longtemps, je cherchais quelque chose, et peut-être que je cherchais trop loin. Avec les années, tu doutes de tout, tu te demandes : « Ça, je l’ai-tu déjà fait. Ça, je devrais-tu? » Et ça fait souvent que tu t’éloignes de ton propos. Jo [Jonathan Harnois, qui cosigne les textes de Nos idéaux] m’a beaucoup aidé. J’avais ce feeling-là qu’il fallait que je raconte ma trentaine perdue. J’avais l’impression que je commençais à mal vieillir.
Qu’est-ce que ça veut dire, mal vieillir?
Devenir trop confortable. Devenir jaloux de ceux qui réussissent mieux que toi. Je ne voulais surtout pas devenir amer. Ne pas mal vieillir, c’est rester intéressé. Faut que tu te demandes si tu as encore envie de faire un album, de faire des shows. Tu vas voir, en vieillissant, tout ça se met à te passer par la tête, tu réfléchis à la pertinence de ce que tu fais, même si ça va bien dans ta vie. Hier, j’étais à Victo et je me disais : à 20 ans, mon rêve, c’était de sortir d’ici et de peut-être un jour faire un show à Montréal. Mais tu fais quoi après ça, quand ça t’arrive? Le fait de travailler avec du nouveau monde m’a beaucoup redonné confiance. Gus [van Go, réalisateur] m’a dit : « Assume ton côté pop, t’es capable de faire ça, c’est cool, arrête de douter. »
En 2008-2009, tu lances quatre EP [Nord, Rouge, Demain, Au bout du monde] dans l’espace d’un an. Tu sortais alors du succès majeur de Fixer le temps. Est-ce qu’en rétrospective, c’était de l’autosabotage?
Le succès du Cours des jours, puis de Fixer le temps, a été fulgurant. J’étais conscient qu’il y avait deux choix : essayer de scorer avec un autre truc pop, et ça aurait peut-être été la fois de trop, ou aller dans la création totale. Je pense que les EP, c’est une des raisons pour lesquelles je suis encore là. Avec une carrière en musique, c’est toujours dangereux de devenir une personnalité, d’être reconnu pour autre chose que pour les chansons.
Pourtant, tu t’es en général tenu assez loin des quiz, des grands spectacles collectifs, de la publicité? Sans être réellement en marge, tu me sembles avoir toujours entretenu un peu de méfiance face à la grosse variété?
À l’époque, on ne vendait pas ses tounes pour des pubs; ça ne se faisait pas. J’ai refusé des milliers de dollars en pub. J’ai aussi dit non à plein de collaborations, j’ai dit non aux gros shows de la Saint-Jean. J’étais reconnu pour ça. J’ai brûlé plusieurs ponts. À un moment donné, le téléphone ne sonnait plus tellement j’avais la réputation de tout le temps dire non. C’est aussi que j’étais souvent mal à l’aise dans ces contextes-là et en vieillissant, ça s’est calmé. Je suis plus moi-même à 39 ans.
Tu refusais de faire des quiz ou des spectacles de la Saint-Jean parce que tu trouvais ça quétaine?
C’était une autre époque. Être sur le front de La Semaine avec sa blonde, c’était quétaine. Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui, tu poses sur Instagram avec ta blonde que c’est plus cool, selon moi, mais je ne suis pas de cette génération-là. Je suis encore dans cette pudeur-là, je viens du grunge, tsé. [Il éclate de rire] Mais je comprends aussi qu’en chanson, on n’a pas la même marge de manœuvre qu’à l’époque où on vendait des disques.
Pudeur et discrétion
Tu oses sur Nos idéaux parler avec une clarté assez rare chez toi de ta vie amoureuse, sur La chance, ou de ta vie de père, quand à la fin de Bleu clair, les yeux bleus de ta blonde deviennent les yeux bleus de ton fils [Notre destin est né les yeux bleus clairs / et son sourire incandescent / est un soleil éblouissant]. Est-ce que tu as dû te faire violence pour mettre ces chansons-là sur l’album?
C’est drôle; Bleu clair a existé longtemps sans ces lignes-là et en jammant sur le démo, je ne sais pas à quoi je pensais, j’ai ajouté ça. Je l’ai envoyé à Harnois en lui disant : « C’est too much, han? » C’est lui qui a réussi à me le faire assumer. On a la chance de laisser des choses derrière soi, et si un jour, je me dis que je n’ai pas eu toutes les discussions qu’il fallait que j’aille avec mon fils, je sais qu’il y aura au moins ça qui va rester.
Pour La chance, je n’avais rien dit à ma blonde, je n’avais pas parlé de cette chanson-là jusqu’au mix final. Gus m’écrivait sans arrêt en me demandant : « Pis lui as-tu fait écouter, man? » Non, pas encore. « Oh, so cute! » Elle a été touchée, c’était comme un voyage dans le temps pour nous deux. Elle me connaît et je pense que c’est la première fois qu’elle ne sentait pas de distance entre qui je suis et ce qu’elle entendait.
Et ça ne dérangeait pas ta blonde que tu te rappelles des amours de jeunesse dans Vertigo et 1995?
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15 ans plus tard
Le cours des jours célèbre son quinzième anniversaire cette année. Est-ce que cet album-là, qui t’a mis au monde et avec lequel plein de tes fidèles entretiennent une relation très émotive, a déjà été un poids?
Oui et non. Je suis conscient que même si je fais un bon disque aujourd’hui, il y a aussi d’autres données, comme l’époque ou l’âge des gens, qui contribuent à cette relation qui va se créer avec les chansons. C’est une chance qu’un de ses albums soit lié aux souvenirs du beaucoup de monde.
On m’a déjà glissé à l’oreille que t’étais particulièrement nerveux avant de lancer Le cours des jours, que tu pensais que tu signais ton suicide artistique?
Je ne savais pas ce que c’était pour donner. Je m’attendais, au mieux, à ce que ça ait l’écho d’un album comme La nuit dérobée des Chiens. Je ne pensais vraiment pas que ce serait l’album avec une longue intro, et sans silence entre les tounes, qui me ferait connaître. Parce que c’est un album qui n’est pas aussi pop qu’on peut le penser aujourd’hui : il n’y a même pas eu de single à la radio.
Je pense que j’ai pu le lancer comme ça parce qu’il y avait un changement de garde à la tête de la maison de disques [Tacca]. Aujourd’hui, ce serait plus compliqué. On enregistrait beaucoup la nuit, on sortait dans les bars, puis on rentrait au studio [le défunt Victor] après. Souvent, je dormais là. Personne de la maison de disques ne venait nous rendre visite. Et ça a pris du temps avant que ça lève. Après un an, j’avais seulement 10 000 copies vendues. Bon, aujourd’hui, ce serait beaucoup, mais à l’époque…
Laisser la chanson remplir les salles
Ça fera aussi quinze ans le 31 décembre que les Cowboys Fringants ont présenté leur premier spectacle au Centre Bell. C’est toi qui jouais en première partie. Tu gardes quels souvenirs de cette soirée-là?
Tout le monde était ému. J’étais terriblement nerveux. J’ai été malade avant; c’est grand le Centre Bell. Tu sentais qu’il avait quelque chose de générationnel qui se passait. C’était le début de l’éclatement de la musique québécoise. J’ai fait leur première partie en France récemment, mais je les ai aussi vus à Québec il y a deux ans : c’est capoté, le renouvellement du public des Cowboys. C’est rare.
Comment t’expliques que les Cowboys Fringants soient devenus le sujet de railleries dans certains milieux?
C’est arrivé l’autre fois quand j’ai participé à La soirée est (encore) jeune et que je racontais que j’allais faire leur première partie en France. Je ne comprends pas. Réveillez-vous : c’est un des seuls bands qui remplit ses salles.
Les Cowboys Fringants existent grâce à leurs chansons. Les gens sont attachés aux chansons, qui sont magnifiques. Jean-François Pauzé [guitariste, principal auteur-compositeur du groupe] devrait être plus reconnu. En France, on a fait cinq shows en cinq soirs et Jérôme [Dupras, bassiste] a fait du body surfing à toutes les fois.
Tu participais à une rencontre avec des cégépiens, il y a quelques jours à Victo? Est-ce qu’ils te connaissaient?
On dirait que partout ailleurs, c’est disparu, l’honneur, tu trouves pas?
Non, mais je m’en doutais! [Gros rire] On a eu des discussions qui m’ont beaucoup inspiré. Ils m’ont posé des questions comme : « Est-ce que ça t’est déjà arrivé de faire des trucs qui ne te tentaient pas? » Il y avait cet élément de pureté là chez eux et ça m’a surpris : on dirait que partout ailleurs, c’est disparu, l’honneur, tu trouves pas?
Qu’est-ce que tu veux dire?
Avant, même chez les journalistes, il y avait une ligne claire entre la variété et le reste. Si quelqu’un fait La Voix, c’est comme si vous n’aviez même plus le droit de poser des questions sur ce choix-là.
J’en déduis donc que tu ne participeras pas à La Voix?
Ah ben là, je sais pas, ils ne m’ont pas appelé. Les idéaux, han c’est toujours ça la grande question. C’est tellement d’argent, La Voix! Et c’est vrai que c’est très dur d’amener la chanson dans le mainstream, à la télé. Mais je pense aussi que ça a un impact sur ta création. Si j’avais fait un truc comme La Voix, j’aurais été plus confortable, mais ça ne m’aurait pas fait écrire les mêmes choses, j’en suis convaincu.
Tsé, j’aimerais ça remplir la salle au complet ce soir [note: on parle quand même de 1200 places] et j’ai toujours espoir que ça arrive, mais que ça arrive grâce à une chanson. Ce serait ça la plus belle réussite. C’est ce qui est arrivé avec Hubert Lenoir. C’est la toune qui a fait la job. Sa personnalité, c’est un bonus. Parce que sinon, présentement, ce qui se passe beaucoup, c’est que si t’as une grosse exposure télé, les radios vont soudainement s’intéresser à ton son.
Et pour découvrir Dumas par le son, justement, on peut le voir en spectacle à travers le Québec. Détails ici.
P.S. Paraît que t’as une anecdote impliquant Pierre Harel à me raconter.
Quand j’étais pompiste, à Victo, je tripais sur Corbach, parce que je trouvais ça drôle en tabarouette. Un jour, Pierre Harel arrive dans mon dépanneur, je suis au téléphone et il se met à me demander, super bête, c’est où la 161. Il me sacre après. J’ai fini par lui demander un autographe. Il a signé: “C’est où la 161, Pierre Harel, Corbach, 98.” Des années plus tard, j’arrive chez nous à Montréal, sur la rue Saint-André. Il y a un émondeur dans l’arbre devant mon appart, et c’est Pierre Harel! Ma voisine était une de ses bonnes amies; elle lui faisait faire des jobines. On a pris des bières quelques fois. Ma voisine m’a dit que j’avais la chance d’être dans ses bonnes grâces.