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Du pain et des jeux vidéo : mon premier tournoi de Esports

Deux jours dans le ventre du Six Invitational, la plus grande compétition de Rainbow Six au monde.

Par
Jean Bourbeau
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« TÖTE IHN!!! », hurle mon voisin autrichien, le visage écarlate en s’arrachant la tuque. Pas besoin d’un dictionnaire pour traduire ses cris.

La Place Bell tremble sous l’écho des balles alors que la fureur du peuple rugit de tueries spectaculaires. Un gigantesque marteau noir repose au centre de la patinoire. L’équipe qui le lèvera sera plus riche d’un million de dollars.

En échange de quelques pièces (les billets se détaillent entre 170 et 350 dollars), les fidèles étaient convié.e.s le weekend dernier au théâtre sanguinaire des gladiateurs de Rainbow Six Siege, un jeu de tir tactique conçu à Montréal par Ubisoft, comptant plus de 80 millions d’adeptes à travers le monde.

Étranger à l’univers de la manette, j’ai passé deux jours au Six Invitational, à Laval, à déambuler au cœur d’un phénomène populaire qui n’a rien à envier au sport professionnel.

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Dès mon entrée dans ce Colisée des temps modernes, un univers parallèle s’ouvre à moi : un joueur taïwanais à peine pubère signe le casque de combat d’un vieil homme avec une barbe tressée bleue. Un furry échappe de la moutarde sur sa fourrure. Un trio costumé en SWAT demande un selfie à un fluet combattant à lunettes alors que des commandos de partisans drapés de leurs patries défilent avec des affiches humoristiques.

Je ne suis peut-être qu’au bout de la ligne orange, mais le panorama s’affiche des plus dépaysants et on réalise assez vite que le Six, c’est gros, très gros. Orchestre symphonique, scénographie d’envergure, panel d’analystes composé de sommités; les moyens déployés sont manifestes et rien n’est laissé au hasard pour accueillir les meilleurs joueurs au monde.

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Au-delà du nom, les Esports miment divers codes du sport traditionnel : le tournoi occupe sans complexe le domicile du Rocket, les athlètes vidéoludiques carburent aux discours de motivation, aux cris d’équipe et aux chants partisans. En effet, la foule est une véritable marée de hooligans, comptant d’ailleurs un nombre honnête de femmes, qui se range du côté de son équipe favorite. Les joueurs empruntent des noms de guerriers – Iconic, Doki, Spiff, Dream – et se vêtissent d’uniformes synthétiques, se K-tapent les poignets et écoutent les stratégies de leurs entraîneurs. Même la game d’autographes y est sérieuse.

Si les dix concurrents sont positionnés sur scène devant leurs moniteurs individuels, l’action se déroule sur l’écran géant formé d’un triptyque full HD. Les gradins, armés de thundersticks, succombent en éclats de joie lors des plus belles frappes. Quand les joutes se terminent en duel, la foule parvient à peine à retenir son souffle avant l’explosion.

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Chose certaine, l’expérience sur scène doit être assez grisante pour ces jeunes venus des quatre coins du globe. Lors de victoires frôlant par moments l’insoutenable, les athlètes bondissent, les écouteurs tombent et les poings se hissent, le corps extatique devant les acclamations. On est bien plus proche de la folie du Maracana que d’un LAN de sous-sol.

Une narration évidente se tisse entre le public et les différentes personnalités des joueurs, comptant dans ses rangs de grandes vedettes et des underdog lumineux. Les rivalités sont sans surprise, moussées par du trash talk d’avant match. Tout est bien sûr diffusé en direct sur Twitch devant des regards qui se comptent en millions.

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Entre les affrontements, le couloir circulaire est bondé par les gens de l’industrie et les gamers venus du Japon, d’Australie et une imposante délégation du Brésil. On croise dans la foule des adolescent.e.s comme des aînés, des tatouages tribaux et des manches entières à l’effigie de Kirby. Bien sûr, plusieurs sont déguisé.e.s. Avec tout ce cosplay, il y règne l’énergie improbable entre un Comiccon et une game des Habs. Beuverie et chialage raffiné en moins.

Sans oublier que la boutique souvenir semble toujours pleine à craquer. On peut même s’y procurer du pré-workout Siege, question d’avoir les doigts pétillants jusqu’au bout de la nuit.

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Étalés sur plusieurs manches, les matchs durent des heures. Défile donc sous nos yeux un chaos aussi infernal qu’essoufflant, même pour un corps confortablement affalé dans un banc d’aréna. Les réflexes des opposants, sans cesse sollicités par la guerre totale, semblent ne tenir qu’à la Red Bull qu’ils imbibent, seul remède pour survivre dans ce monde sans dieux.

D’un sang-froid gorgé d’ascétisme, il n’y a pas de teabagging ni de campeur ici, seulement une précision chirurgicale et un désir de vaincre. Par moment, leur ingéniosité meurtrière me paraît des plus inquiétantes alors que la foule, elle, en redemande, debout sur son siège.

Le seul truc qu’il manquerait du sport trad, si j’ose me permettre, c’est le panache de l’idole. Le corps du nerd déçoit face au charisme de la brute. Dans l’absolu, on souhaite même un héros des plus squelettiques, renversant ainsi les vieux codes médiévaux par la violence de sa ruse.

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Devant un tableau aux talents indéniables, mais toujours bercé d’incompréhensions, j’ai rencontré le joueur Valentin “risze” Liradelfo de l’équipe Wolves Esports pour qu’il m’informe sur son métier ma foi assez méconnu.

D’emblée, il me confie que son équipe pratique six fois par semaine, huit heures par jour. « Et évidemment avant les entraînements d’équipe, il est de bon ton de faire des heures individuelles. Si les meilleurs investissent tout leur temps pour s’améliorer, nous devons faire de même, car on vise la victoire et on doit être meilleur que ceux en face », explique celui qui gagne sa vie avec Siege depuis cinq ans.

Selon le joueur d’origine belge, l’aspect le plus méconnu du public réside dans le sacrifice permanent de sa vie privée. « Il est très difficile de trouver du temps pour voir sa famille, ses amies, sa copine ou son compagnon. Ça peut peser, il faut être fort mentalement et accepter que vivre de sa passion, c’est devoir se priver. »

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Je lui demande s’il est souvent comparé aux athlètes sportifs. « Ça arrive de plus en plus souvent, admet-il. Même moi j’ai toujours du mal à me considérer comme un athlète, mais nous partageons des qualités connexes, telles qu’un mental solide, une endurance et une rigueur dans la pratique. On est assis toute la journée, alors notre sport demande davantage un effort cérébral. Très rares sont les joueurs capables d’œuvrer au plus haut niveau. Autre similarité : nos performances sont publiques, exposées, donc ont toujours le potentiel d’être critiquées. Nous sommes constamment tenus de performer devant l’œil du public et de nos coéquipiers. »

Son équipe fait d’ailleurs partie de la division Esports de l’équipe de football britannique Wolverhampton Wanderers en Premier League.

Curieux de connaître l’impact physique d’un match, j’interroge risze qui laisse deviner le poids du stress : « Après un match très serré, où un seul petit pas de côté peut coûter la victoire à ton équipe, forcément l’accumulation de situations extrêmement tendues va fatiguer. Moi, à 30 ans, je n’ai plus la même endurance qu’avant, je le sens. Mais il ne faut jamais craquer, la victoire en dépend. »

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N’empêche, risze adore son métier malgré qu’il considère sa pratique comme une montagne russe d’émotions. « J’adore la victoire et je déteste la défaite. Je vais être au plus bas en cas de défaite, devoir digérer émotionnellement beaucoup de choses, mais quand on gagne, c’est quelque part l’accomplissement de tous nos efforts et c’est un peu le nirvana. »

Les ressemblances avec la réalité des « vieux sports » sont une fois de plus frappantes.

Dimanche soir, après une finale au rythme effréné, la compétition couronne l’équipe G2 grande championne. Mené par le brio de Benjamaster, un danois de 19 ans, la troupe soulève le Marteau de Sledge (j’ai appris son nom) sous une pluie de confettis. La coupe tant convoitée leur appartenant pour l’année, ils quittent la scène sous une ovation qui clôture ce grand péplum lavallois.

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Je sors les tympans défoncés après quatre heures de grosses mitraillettes. Si certains aspects de l’univers des jeux vidéo m’échappent encore à ce jour, cette première expérience dans un tournoi de Esports est éclairante et déstabilise, comme en témoigne le nombre de spectateurs (et surtout de spectatrices) qui attendent les athlètes plus d’une heure après sa conclusion.

Les Esports s’imposent et nul ne sait où le chemin de leur gloire va s’arrêter.