« Il n’y a plus de places assises, désolée. »
Il est 15h15 et la Brasserie Harricana déborde déjà. À l’entrée, une serveuse tente de placer les nouveaux arrivés qui débarquent joyeusement dans le bar, vêtus d’écharpes et de chandails rouges et bleus.
Certains trouvent refuge sur les derniers tabourets du comptoir, d’autres rejoignent leurs amis autour des tables, et les plus motivés s’adossent le long des murs. Pas d’inquiétude, toutes et tous arrivent à voir l’un des cinq écrans.
Ici, ce n’est pourtant pas un bar sportif comme les autres. Il s’agit du Nadia, un espace entièrement consacré au sport féminin, qui a pris ses aises à la Brasserie Harricana le temps d’ouvrir son propre local. À ce jour, c’est l’un des rares endroits à Montréal où l’on peut assister à un match de hockey, de soccer ou de basketball féminin.
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Tandis que les supportrices du jour – majoritairement des femmes – commandent bières et burgers, Catherine D. Lapointe, l’une des deux cofondatrices du Nadia, s’affaire derrière le comptoir. Elle s’arrête un instant pour jeter un coup d’œil à la foule qui ne cesse de grossir. « On n’a jamais eu autant de monde », lâche-t-elle, mi-fière, mi-interloquée.
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Il faut dire que la rencontre d’aujourd’hui n’a rien d’ordinaire : c’est le premier match de l’histoire des Roses de Montréal au sein de la toute nouvelle Super ligue du Nord. Et ce, contre Toronto, notre rivale, peu importe le sport ou le genre.
Le Canada n’avait jamais eu de ligue professionnelle de soccer féminin auparavant – ce n’est pourtant pas faute d’avoir remporté l’or aux Olympiques en 2021 ou de compter parmi nos rangs Christine Sinclair, la meilleure buteuse de l’histoire du soccer féminin. Mais c’est désormais chose faite, et Montréal a même sa propre équipe.
Le Nadia étant le seul bar sportif féminin en ville, c’est donc sans surprise que la file d’attente ne cesse de s’allonger à 15 minutes du botté d’envoi.
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La patience a ses limites
Bière rose à la main – brassée spécialement pour l’occasion – Valérie est installée au comptoir telle une habituée. « Les Roses ont fait une bonne pré-saison », analyse-t-elle, le match d’aujourd’hui devrait bien se passer. « De toute façon, c’est pas avec le CF [l’équipe masculine] qu’on va faire quelque chose », ironise-t-elle.
Elle raconte qu’à ses débuts, elle se rendait au Nadia pour suivre les hockeyeuses de la Victoire de Montréal, car elle n’avait pas de télé chez elle.
Elle est depuis tombée en amour avec ce lieu « full relax et inclusif », et assiste désormais à tous les matchs.
Caroline Côté, l’autre cofondatrice du Nadia, vient la saluer. Félicitée sur le succès remporté par l’événement, elle oscille entre enthousiasme et panique : « Mon cœur ne tiendrait pas s’il y avait autant de monde à chaque match », s’amuse-t-elle. Elle semble toutefois aussi excitée que le public, soulignant le caractère « his-to-rique » de la rencontre.
À côté de nous, un jeune homme regarde sa montre, qui affiche 15h59. Il se frotte ensuite les mains, prêt à se régaler.
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Le botté d’envoi d’une nouvelle ère
Lorsque les joueuses arrivent sur le terrain, le brouhaha de la salle laisse place aux applaudissements et aux encouragements. Le jeune homme à la montre laisse échapper un « Let’s go! ».
Le botté d’envoi est donné, et l’ambiance se galvanise. On jase et on grignote en commentant le match. Entre deux services, le personnel du bar se mêle aux clients – eux aussi veulent assister aux premières minutes de jeu des Roses.
Au bout d’une minute et trente secondes, la joueuse montréalaise Tanya Boychuk s’infiltre dans la surface adverse et tire en direction de la cage. La salle retient son souffle, puis exulte lorsque le ballon atteint le filet. Un premier but très rapide, comme pour récompenser les supporters et supportrices pour leurs années de patience.
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Dans l’euphorie, Abdou, la trentaine, renverse sa bière. En épongeant le comptoir, il nous explique qu’il se préparait depuis longtemps pour le match d’aujourd’hui. Il suit le soccer féminin avec assiduité, et est déjà fan de plusieurs équipes américaines et européennes. « Mais avoir une équipe locale et professionnelle à Montréal, c’est la cerise sur le sundae », se réjouit-il. D’où son emportement lors du premier but.
Le Nadia contribue aussi à son bonheur :
« Avoir un endroit aussi rempli et diversifié pour suivre les Roses de Montréal, c’est quelque chose de magnifique. »
Il retourne alors à son pop corn et au spectacle qu’il a tant attendu.
Une victoire au-delà du match
Adossées au mur, Solange et Marianne disent « ne pas tant suivre le sport féminin, parce qu’il n’y en a pas tant qui est diffusé ». Elles sont venues soutenir l’initiative du Nadia, surtout que l’Amérique du Nord ne compte qu’un seul bar sportif féminin permanent, nous apprend Solange.
Le succès remporté par le Nadia et les Roses est « la preuve qu’il y a un public qui s’intéresse au sport féminin », avancent les deux amies, déjà converties au soccer. « Ça va devenir une habitude de venir ici, mais aussi au stade », confie Solange, qui arbore un chandail de l’équipe montréalaise.
C’est à ce moment que je croise Florence-Agathe Dubé-Moreau, autrice de l’essai Hors-jeu : Chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel, dans lequel elle analyse la place des femmes dans le sport, que ce soit dans les médias, au stade, ou dans les bars. Accompagnée de son chum Laurent Duvernay-Tardif, elle est aujourd’hui venue à titre de supportrice des Roses.
« Le Nadia permet non seulement de réinventer les lieux de rassemblement sportifs, mais aussi la définition de la communauté sportive : une communauté alignée avec des valeurs d’inclusion, de justice et de visibilité. »
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À la 79e minute du match, des cris de joie s’élèvent d’un coin de la salle, où se trouve un groupe de jeunes filles arborant les couleurs des Carabins de l’Université de Montréal. Lorie Thibault, leur amie et ancienne coéquipière, vient de faire son entrée sur le terrain. « Allez, Lolo! », s’exclame l’une d’entre elles.
Plus local que ça, ça n’existe pas.
Lorsque l’arbitre – une femme, bien sûr – siffle la fin de la rencontre, les applaudissements se prolongent. Certains se prennent dans leurs bras, et la musique reprend. C’est sur les notes de Freed From Desire, l’hymne non officiel des victoires au soccer, que ce premier match des Roses de Montréal s’achève sur une victoire de 1 à 0 face à l’AFC Toronto.
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À la sortie, Caroline salue tout le monde comme si elle connaissait déjà tous les clients du Nadia, et nous donne rendez-vous pour le prochain match.
Au retour, dans le métro, un écran diffuse l’actualité sportive et nous apprend la défaite de l’équipe masculine du CF Montréal.