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Du divan au banc des Canadiens : le p’tit vendredi de Patrick Chèvrefils

Comment un gardien de but de garage a enfilé l’uniforme du Tricolore.

Par
Jean Bourbeau
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« J’suis allé au gym ce matin, histoire de retrouver un semblant de normalité… et je me suis vu à la télévision. Les gens venaient me féliciter », confie Patrick Chèvrefils, encore incrédule devant cette soudaine notoriété.

Depuis cette soirée inoubliable de vendredi, le patrouilleur du SPVM est devenu, bien malgré lui, la saveur du moment. « Je me suis même booké deux entrevues en direct en même temps par erreur plus tôt! », lance-t-il dans un éclat de rire.

Son parcours, à l’image de cette folle aventure, n’a rien de conventionnel. Ancien troisième gardien au niveau midget espoir, retranché du camp des Saguenéens de Chicoutimi, Patrick avait, au seuil de l’âge adulte, choisi de tourner la page : privilégier ses études, enfiler l’uniforme et servir au sein des forces de l’ordre. Mais le hockey, ce vieux rêve têtu, n’avait jamais déserté son cœur d’enfant.

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C’est sur une glace discrète, à Candiac, en 2010 que le fil de l’histoire se rattache au destin. Le joueur professionnel Guillaume Latendresse, en pleine convalescence d’une blessure à la hanche, s’y entraîne pour retrouver la forme. Patrick saisit l’occasion pour l’aborder. « J’suis policier, j’ai un horaire atypique… Si jamais tu cherches un goaler pour te pratiquer, pour dépanner », souffle-t-il, sans trop croire que son offre serait un jour retenue.

Et pourtant, l’appel est venu.

Presque malgré lui, Patrick se voit propulsé dans un monde qu’il n’espérait plus effleurer : celui des camps juniors, des pratiques professionnelles, et même d’une patinoire partagée avec Marc-André Fleury et Carey Price, lors du lock-out de 2014.

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Son second souffle comme gardien auxiliaire prend racine un peu plus tard, lors d’un camp d’entraînement du Canadien de Montréal, où il croise un entraîneur associé au programme de hockey de l’Université Concordia. Lorsque l’organisation montréalaise, en quête de renforts, tend la main vers Concordia, le nom de Patrick, discret mais fiable, remonte en tête de liste. Depuis trois ans, il veille en coulisses, prêt à endosser l’équipement au pied levé.

« J’suis pas niveau NHL, loin de là, mais j’suis capable de faire la job… mais je n’ai pas d’autre mode : je goal chaque pratique comme si c’était un match numéro 7 », affirme t-il avec humilité et surtout une bonne dose de lucidité.

Photo : Service de police de la Ville de Montréal
Photo : Service de police de la Ville de Montréal
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Dans la convention collective de la LNH, seuls les joueurs sans contrat professionnel peuvent être appelés à devenir gardiens auxiliaires — ces fameux « EBUG » (Emergency Backup Goalie) mis à la disposition des deux équipes par l’organisation locale.

C’est ainsi que, pour une soirée magique, un comptable ou un conducteur de Zamboni peut se retrouver à enfiler les jambières et prendre place sur le banc d’une équipe de la Ligue nationale. En saison régulière, la règle est stricte.

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Mais en séries éliminatoires, tout change : les équipes peuvent faire appel à n’importe quel gardien sous contrat, sans tenir compte du plafond salarial ni de la limite de 23 joueurs.

À l’approche des séries, connaissant bien les règles du jeu, le directeur général adjoint du Canadien, John Sedgwick, avait d’ailleurs averti Patrick Chèvrefils qu’il n’aurait pas à se présenter pour les matchs éliminatoires. « Il essayait de me trouver un billet pour me remercier », glisse Patrick, lui qui, cette saison, avait répondu présent aux 41 rencontres à domicile, sans jamais toucher un sou, fidèle à son rôle d’auxiliaire discret sur la passerelle de presse. En séries, sa mission semblait donc officiellement terminée.

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« Mes amis se sont mis à me texter… »

Mais vendredi soir, alors qu’il suivait cette partie d’anthologie, rivé à son écran dans son salon, le scénario a basculé. Le gardien partant, Samuel Montembeault, visiblement incommodé, s’est dirigé vers le soigneur de l’équipe lors d’un arrêt de jeu. « Mes amis se sont mis à me texter… », se souvient Patrick, sentant son cœur accélérer.

Puis l’appel est arrivé. Confortablement installé sur son sofa avec son chat, il décroche. À l’autre bout du fil, John Sedgwick : « Désolé de te faire ça… mais peux-tu venir au Centre Bell ? »

Premier vrai gros moment de stress. Pas une seconde à perdre.

« Faut rien oublier en préparant ton stock… c’est vraiment pas le bon moment de manquer un patin », raconte Patrick, qui venait à peine de terminer une pizza quand l’appel est tombé.

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La veille, il avait disputé un match dans une ligue de garage. Son équipement, encore trempé, est empilé à portée de main. Qu’importe : il le sait complet. Il met dans sa poche son casque où un drapeau de la mince ligne bleue rappelle son engagement quotidien dans les forces policières.

De Mercier au Centre Bell, il traverse la Rive-Sud en policier avisé : prudemment, mais avec la conscience aiguë de ce qui pourrait l’attendre. « Terrifiant… Faire face à Ovechkin, en séries, pour l’équipe que j’aime depuis que je suis petit », mentionne-t-il, en se passant la main au front.

Mais comment un goaler amateur s’est-il retrouvé au cœur d’une situation aussi surréaliste? Les Capitals de Washington disposaient encore de deux gardiens prêts à intervenir lorsque Logan Thompson s’est blessé en troisième période, mais le Canadien, lui, après la perte de Montembeault, n’avait plus que Jakub Dobeš en renfort. Cayden Primeau, du Rocket de Laval, n’était pas éligible de manière officielle. Quant à Jacob Fowler, l’autre espoir du club-école, son contrat l’empêchait de sauter sur la glace en LNH.

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S’il avait déjà enfilé l’uniforme des Panthers en 2023, ainsi que ceux des Blue Jackets de Columbus et des Sénateurs d’Ottawa, jamais encore Patrick n’avait été aussi près de fouler la glace dans un véritable match de la LNH, et encore moins sous les couleurs du Tricolore, dont il porte fièrement le logo tatoué sur la cuisse.

Sur la route, il tente de calmer la tempête qui monte en lui. Mentalement, il passe en revue les tendances des tireurs adverses, les angles de feintes, les systèmes défensifs du Canadien. Il réchauffe ses yeux, stimule ses réflexes, prépare son esprit. Se tenir prêt, coûte que coûte. Juste au cas où le rêve, ou le cauchemar, devait se matérialiser.

Photo : TVA Sports
Photo : TVA Sports
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Un melting pot d’émotions

Arrivé au Centre Bell, Patrick stationne sa Kia Seltos jaune entre les bolides exotiques des vedettes du club. On le conduit vers une petite salle où l’attend, posé bien en évidence, un chandail floqué du numéro 96 — un numéro orphelin. Dans la pièce, une télévision diffuse la rencontre dont le son est étouffé par le grondement de la foule en arrière-plan.

Quand il repense à ces instants suspendus, Patrick parle d’« un melting pot d’émotions ».

« Pour y arriver, j’me suis mis en mode très simple : un pas en avant à la fois pour ne pas m’enfarger. Bien attacher mes patins. M’étirer en pensant à ma respiration. »

Très vite, il comprend : sans contrat signé, il ne peut officiellement prendre place sur le banc. Mais une fois vêtu de l’uniforme, on le dirige vers le bout du tunnel. Le voilà, soudainement, assis au niveau de la glace, aux premières loges avec ses jambières blanches et grises. « Je voulais juste être à la bonne place, pas être dans les jambes de personne », raconte-t-il.

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Dans cette brève confusion, il aura tout de même vécu l’un des moments les plus inoubliables de sa vie. Un sourire échangé avec Oliver Kapanen. Une brève apparition captée par les caméras et l’annonce de Renaud Lavoie.

Proche de l’action, Patrick se rassure intérieurement : « C’est juste une patinoire comme une autre… T’as fait ça toute ta vie. Fallait surtout pas lever les yeux pour regarder le Centre Bell. Fallait juste être prêt. »

À peine installé, à peine le temps de respirer, qu’il est rappelé vers l’arrière, où il suit la fin du match, bercé par le grondement sourd de l’amphithéâtre en extase. « Le Centre Bell vibrait tellement… J’aurais passé à travers un mur pour le Canadien », confie-t-il, encore ému.

Quand la sirène finale retentit, c’est un immense soulagement qui l’envahit : « Soulagé qu’on ait gagné et que j’aie pas eu à goaler », lâche-t-il dans un éclat de rire, encore sous le choc de la mince frontière qui l’a séparé du grand saut.

Un puck en souvenir

Après la victoire, c’est l’euphorie. Patrick reçoit les fist bumps de toute l’équipe. Le premier qu’il croise est Martin St-Louis. « On s’est regardé… Et il a compris à quel point c’était passé proche de mettre un gars de ligue de garage dans l’net pour une game de playoffs. Il a éclaté de rire », raconte le cerbère.

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Des high-five pleuvent, ceux d’Alex Carrier, de Josh Anderson, tous aussi étonnés que réjouis. « C’était vraiment spécial. Et quel match de fou, en plus », soupire-t-il, comme pour mieux s’en convaincre.

Dans un recoin de son cœur, Patrick conserve malgré tout un léger pincement : celui d’avoir peut-être manqué l’occasion d’affronter, ne serait-ce qu’une fois, le grand Alexander Ovechkin, le plus redoutable franc-tireur de l’histoire du hockey. « J’aurais sûrement mal paru, mais j’étais là pour le vivre. Qui sait, peut-être que j’aurais fait un ou deux arrêts », sourit-il, repensant à la folle aventure de David Ayres, ce gardien amateur devenu héros improbable en 2020.

À défaut de tirs ou d’arrêts mémorables, Patrick est reparti avec un précieux trophée personnel : une rondelle du match de vendredi, soigneusement conservée, souvenir d’une nuit pas tout à fait comme les autres.

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Garder les pieds sur terre, un sharpie dans les poches

Depuis, son téléphone n’a pas cessé de vibrer. La famille, les anciens coéquipiers, des visages oubliés du secondaire… et même d’anciens camarades du monde de la lutte — une passion dans laquelle il s’est investi jusqu’à l’âge de 35 ans — l’ont aperçu à la télévision. « Ils savaient même pas que je jouais au hockey ! », s’amuse Patrick, qui transporte désormais un sharpie dans ses poches, au cas où.

Conscient que son étoile brillera brièvement, et fidèle à sa nature humble, Patrick tente de rester terre à terre. Il a même réussi à bien dormir le soir même, une fois la poussière retombée. « Peut-être que je vais devenir une question de quiz un jour… Et je pourrai en être fier », glisse-t-il dans un sourire complice.

Il continue de garder les buts trois à quatre fois par semaine, toujours prêt à répondre à l’appel, même s’il espère, pour le bien de l’équipe, que son heure ne viendra jamais.

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Son chandail du Canadien, frappé de son nom et du numéro 96, Patrick a demandé à l’organisation de le conserver jusqu’à la fin de la saison pour le lui remettre. Lui qui, enfant, ne s’était jamais autorisé à s’acheter un maillot du Tricolore. « Je me suis toujours dit : tu vas en avoir un… mais seulement quand tu l’auras mérité », confie-t-il.

Aujourd’hui, Patrick Chèvrefils peut le dire sans détour : il a touché son rêve d’enfant et oui, il l’a mérité, son numéro 96.