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Du bas de l’échelle et de la dignité humaine

Par
Sarah Labarre
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15 juillet 2011. Je profite d’une journée de congé pour aller ramasser des bleuets dans la forêt, pas loin de chez moi. Sur l’heure du midi, je retourne à la maison pour manger un sandwich en vitesse, et, pendant que mes toasts cuisent, je me connecte à Facebook, et… BAM, j’apprends que j’ai pu de job.

13 janvier 2014. Un article paraît à la Presse, faisant état de l’enfer que vivent les employés de centres d’appels. «Manque d’autonomie et de créativité, surveillance trop étroite, évaluation au rendement, espaces de travail minuscules, bruit excessif, surcharge de travail : les problèmes sont nombreux.»

Tiens, c’est drôle, quand je lisais l’article, j’avais comme une sensation de déjà-vu qui me chatouillait les synapses. Normal, tiens, puisque ces anecdotes, ces faits malheureusement trop divers, ont été vécus tour à tour par mes collègues et moi, lorsque je travaillais avec environ 180 autres personnes chez IQT Solutions, un centre d’appels sous-traitant pour Bell Internet, à Trois-Rivières.

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Tu voulais aller à la salle de bains? Tu devais rentrer un code dans ton système. Tu revenais de pause? Une seconde de retard et c’est la réprimande. Le système compilait tout, depuis le temps que tu prenais pour compléter un appel jusqu’à quand tu allais voir ton superviseur pour un conseil.

Et la vente sous pression. Entendons-nous; ma job, c’était du soutien technique. Réparer les internets, genre. Sauf que, comme j’ai dit plus haut, tout était calculé au rendement. Depuis la satisfaction du client (si celui-ci rappelle, même si c’est pour un problème qui n’a rien à voir avec toi, c’est encore une fois la réprimande) jusqu’au temps d’appel, en passant par les ventes obligatoires. Il y avait dans la job quelque chose qui équivalait au revenu par appel. Bref, lorsqu’on réglait (ou pas) le problème du client, il fallait essayer de lui vendre quelque chose.

Ultimement, il fallait maintenir un certain montant d’argent récolté par appel, calculé à la moyenne, et ce, que les clients aient besoin de ce qu’on leur offre ou pas. Quelqu’un a dit : plus de bande passante, plus de vitesse, nouveau modem é-coeu-rant, boutique musique relativement archaïque mais teeeeeellement nécessaire? Les besoins, il fallait les créer, que l’on ait affaire à un downloadeux de porn ou à une petite retraitée qui va juste sur Internet pour checker ses courriels pis envoyer des PowerPoint.

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Pis là, si le revenu par appel était trop bas, ils t’envoyaient des avertissements pis ils finissaient par te sacrer dehors.

La fermeture.
J’étais en congé, ce jour-là. Lorsque les autres ont commencé leur journée de travail, ça allait déjà mal : les payes n’avaient pas été versées, les outils de travail ne fonctionnaient pas, et les appels ne rentraient pas. Peu avant l’heure du dîner, les employés ont été sommés de quitter les lieux, sans quoi ils seraient expulsés de force. Pas de salaire (rétroactif, donc pas de sous pour les 4 dernières semaines travaillées), pas de papiers pour l’Assurance-Emploi, mais surtout, pas d’explication, rien. Pas un appel à ceux qui étaient en congé et qui ont appris leur mise à pied par Facebook, ou, pire encore, par les nouvelles du midi.

Je vous avais tu dit que nous allions obtenir notre accréditation syndicale, genre, quelques heures après la fermeture?

Fait que là, Facebook. On s’écrit, tous. On apprend que les bureaux de Laval (450 employés) et d’Oshawa (620 employés) ont subi le même sort. On s’organise, on communique. On organise, pour le lendemain, un rassemblement d’employés dans un parc où je serai élue représentante du groupe, en compagnie de mon copain de l’époque et d’un formidable lendemain de veille – ben quoi, un événement comme ça, il faut bien que ça se boive!

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Il faut dire qu’il y avait eu des signes avant-coureurs.
C’était arrivé à plusieurs reprises que les payes arrivent en retard. Quelques mois auparavant, des dizaines d’employés avaient été mis à pied et s’étaient retrouvés au chômage. Nous prévoyions que les bureaux allaient fermer en automne, car les locaux allaient être de nouveau disponibles pour la location à ce moment-là. Bref, on s’y attendait, mais pas aussi tôt.

Quand c’est arrivé, tout ça, il a fallu s’organiser. Nous avons obtenu de notre député fédéral – Robert Aubin, NPD, un chic type – qu’il facilite notre accès à l’Assurance-Emploi. Nous avons obtenu d’Emploi Québec la mise en place d’un comité de reclassement, avec une firme en RH, entièrement payée par le gouvernement. Habituellement, cela se défraie moitié-moitié en entente avec l’ex-employeur, mais celui-ci s’est évaporé dans la nature, quelque part entre Manhattan et Nashville. Idem pour la faillite; en théorie, si une entreprise déclare faillite sans verser certains montants dus à ses employés, ces derniers peuvent appliquer pour le Programme de Protection des Salariés, mais encore là : encore fallait-il que ladite entreprise se manifeste. Sans faillite, pas de protection. Il a donc fallu obtenir un jugement de la Cour afin d’obliger l’employeur à déclarer faillite, même si celui-ci ne s’est jamais présenté.

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De ce merveilleux cadeau qu’est l’entraide
Avec des salaires avoisinant le salaire minimum, il est évident que beaucoup de ménages y survivaient strictement de paye en paye – mon propre loyer était dû, le frigo était vide, et j’étais loin d’être la plus mal en point.

Et si j’ai survécu, et si les autres ont survécu, c’est grâce à l’entraide, ce merveilleux cadeau que l’on peut offrir à l’autre et qu’on s’offre à soi-même. J’ai eu à ma disposition une équipe formidable – des bénévoles, tous issus de la mise à pied, qui ont bâti une impressionnante base de données, allant de la liste de contacts et des ressources disponibles. Je pense aussi à cette merveilleuse femme qui avait des contacts à l’Armée du Salut et qui a fait arranger des paniers de denrées pour les ménages les plus démunis. Je pense aussi à Emploi-Québec qui a été vite sul’piton et avec qui j’ai pu correctement mettre en place un comité de reclassement. Je pense pas pantoute avec gratitude aux ministres qui se sont pointés trois semaines après les événements pour récolter des poignées de mains et faire des tatas devant la caméra, full capital politique sur le dos du comité de reclassement que nous avions organisé, tous seuls.

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Si je vous dis ça…
C’est parce que des jobs de même, il y en a encore. Trop. Que ce soit dans les centres d’appels ou pas. Quand t’as un emploi avec des conditions de marde et un salaire qui va avec, c’est plus difficile de se relever après une fermeture sauvage que quand tu gagnais assez pour te mettre un petit coussin de côté. J’ai l’air de mêler deux affaires bien différentes – des conditions de travail pas trop tolérables et les congédiements illégaux – mais, au final, mon propos d’aujourd’hui se résume ainsi : oui, il y a des jobs plates, on passe tous par là, pis oui, on ne peut pas être tous en haut de l’échelle, mais sacrament, il y a quelque chose qui s’appelle la dignité. Et être au bas de ladite échelle ne devrait pas nous forcer à renoncer à ça, la dignité. Jamais.

Bonus / quelques chiffres

– 57% souffrent de détresse psychologique

– Plus de la moitié ont obtenu un arrêt de travail à cause du stress

– 46,4% consomment des psychotropes de façon régulière

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De plus, nos comparses outre-Atlantique ne sont pas en reste; on peut tristement se rappeler, notamment, de la vague de suicide qui sévit chez France Télécom, où on compte des dizaines de suicides depuis les dernières années.

Pour me suivre : c’est Sarah Labarre sur Facebook et @leKiwiDelamour sur Twitter.

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