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Drogues de performance : comment le confinement a modifié notre consommation

Des utilisateurs et des utilisatrices nous racontent.

Par
Thomas Chenel
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Comme on a pu le constater dans certains cercles académiques et professionnels, le recours aux psychostimulants est de plus en plus commun pour augmenter sa performance au travail ou sur les bancs d’école. Certain.e.s n’hésitent pas à utiliser des stimulants pour répondre aux exigences de milieux hautement compétitifs… ou tout simplement à celles de la vie au 21e siècle.

Et que se passe-t-il lorsqu’une pandémie mondiale vient secouer la vie de ceux qui s’adonnaient déjà à ce type de consommation? C’est ce qu’on a voulu savoir en discutant avec des individus issus de milieux diversifiés, qui ont tous une chose en commun : ils consomment de l’amphétamine (Adderall, Vyvanse), du méthylphénidate (Ritalin, Concerta, Biphentin) ou d’autres stimulants pour être plus productifs. Certains ont obtenu à l’origine une prescription suite à un diagnostic de TDA (trouble de déficit de l’attention) et ont modifié à la hausse la dose prévue sans consulter leur médecin, alors que les autres trouvent leurs produits ailleurs. Dans tous les cas, les noms ont été modifiés pour maintenir l’anonymat.

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Des prescriptions qui ne suffisent plus

« Quand la pandémie a commencé, j’étais 24/7 dans ma chambre à faire mes cours en ligne, et je manquais vraiment d’énergie et de motivation. Je suis quelqu’un qui va chercher son énergie lorsque je suis avec d’autres personnes ».

Sabrina a commencé à prendre du Vyvanse au début de ses études universitaires en marketing. À 17 ans, elle a reçu un diagnostic de TDA accompagné d’une prescription de Concerta. Elle s’est vite rendu compte que le médicament ne lui faisait pas, et a abandonné la prise après quelques mois parce que les effets indésirables étaient trop nombreux.

C’est à l’université que ses problèmes de concentration et d’organisation l’ont poussé à demander une prescription de Vyvanse à son médecin. Pendant un an, elle a maintenu une consommation stable qui lui permettait de répondre aux exigences de son parcours académique. C’est l’isolement causé par la pandémie qui lui aura fait perdre cet équilibre.

«honnêtement, je ne sais même plus si ça m’aidait avec ma concentration, je le prenais surtout pour être de bonne humeur et me motiver pour ma journée»

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« J’ai décidé d’augmenter ma dose pour être plus productive, parce que ça ne me procurait plus un assez gros high d’énergie. Pis, honnêtement, je ne sais même plus si ça m’aidait avec ma concentration, je le prenais surtout pour être de bonne humeur et me motiver pour ma journée ». Le confinement a aussi ébranlé l’horaire de consommation de Sabrina, ce qui a eu de lourdes conséquences sur son humeur et sa productivité : « En étant constamment enfermée chez moi, mon horaire de vie a changé. Je vivais surtout de nuit, donc mes heures de prise de Vyvanse n’étaient plus stables. Si je n’en prenais pas une journée, je devenais un déchet incapable de faire quoi que ce soit, je dormais toute la journée ». Ce déséquilibre a aussi augmenté la fréquence et l’intensité des effets indésirables, comme la perte d’appétit, le stress et la tachycardie.

Après plusieurs mois, Sabrina se rend à l’évidence : elle a développé un problème de consommation. « Je savais que j’étais devenue dépendante, donc pendant les vacances de Noël j’ai décidé d’arrêter pour voir ce que ça ferait. Maintenant, je suis en constant dilemme à savoir si j’en prends ou pas ».

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Elle n’est d’ailleurs pas la seule à avoir vu sa consommation augmenter à cause de la pandémie : la plupart des personnes que j’ai rencontrées ont mentionné une hausse. « J’ai dû passer à la pharmacie parce que j’avais trop pris de Vyvanse ce mois-ci, j’ai dû donner une excuse bidon comme quoi j’avais jeté mon pot de pilules par mégarde! », me lance Sasha, professionnel en communication.

«J’avais parfois l’impression que le médicament me stimulait tellement qu’il nuisait à ma concentration»

D’autres en ont plutôt profité pour se détacher complètement des stimulants. C’est le cas de Florence, étudiante au doctorat en neuropsychologie : « J’avais toujours des effets secondaires désagréables quand je prenais des psychostimulants. Bouche sèche, gros maux de tête, palpitations cardiaques… Malgré les bénéfices, je trouvais que j’avais de plus en plus d’effets négatifs, et la pandémie m’a donné le bon contexte pour essayer d’arrêter. J’ai eu faim (les stimulants sont des coupe-faim très efficaces) et un peu de misère à me concentrer au début, mais rien de dramatique. Je me suis surtout ennuyée du sentiment d’efficacité que ça m’apportait! J’avais parfois l’impression que le médicament me stimulait tellement qu’il nuisait à ma concentration ».

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Un confinement révélateur

Sabrina, Sasha et Florence ont été introduits aux psychostimulants par leurs médecins respectifs. Pour Gabrielle, ça a plutôt commencé avec les pairs. « Je me suis mise à prendre des stimulants de prescription au CÉGEP pour être capable de pull off des nuits blanches d’études ou de travaux. J’en prenais aussi avant mes examens quand j’en ressentais le besoin. Concerta, Ritalin, Vyvanse, Adderall ; je prenais tout ce qui me passait sous la main, peu importe la dose. Beaucoup de monde en prenait, c’était une pratique très courante ».

Sa consommation occasionnelle devient quotidienne lorsqu’elle commence son baccalauréat. « À l’université, la charge de travail était vraiment trop intense pour ce que j’étais capable de produire. Je me suis mise à en consommer de plus en plus souvent, presque tous les jours, pour être capable de jongler entre mes études et mon emploi. Au bac, tout le monde, même les premiers de classe, prenait des stimulants pour mieux performer : pas juste ceux et celles qui avaient de moins bonnes notes ou des problèmes de concentration ».

«Le système d’éducation […] encourage la compétition et force les moins privilégiés à travailler pendant les études»

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Gabrielle me partage au passage cette réflexion sur l’état actuel du système d’éducation : « Je n’arrive pas à comprendre comment les universités peuvent continuer à imposer une telle charge de travail aux étudiants tout en réclamant d’aussi grosses sommes d’argent. Le système d’éducation tel qu’il existe aujourd’hui encourage la compétition et force les moins privilégiés à travailler pendant les études, ce qui s’ajoute à une charge déjà énorme. Tant que les choses ne changeront pas, je pense que les étudiants vont continuer à prendre des stimulants ».

À la maîtrise, elle peut enfin souffler un peu : les gros rush d’étude du baccalauréat sont derrière elle, et son nouvel emploi dans une région différente correspond mieux à ses aptitudes. Elle arrête naturellement de consommer des stimulants, et tout se passe plutôt bien. Du moins, jusqu’à l’arrivée de la COVID-19 : confinée, elle commence à retrouver les problèmes de concentration qui lui ont donné du fil à retordre tout au long de son parcours aux études supérieures.

«je prends mes médicaments comme convenu avec mon médecin, à la bonne dose et à la bonne fréquence. Ça a complètement changé ma relation avec ces substances»

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« Je me suis rendu compte que j’avais vraiment de la misère à travailler à la maison, ce n’est pas un environnement propice à la productivité pour moi. Après quelques mois, j’ai décidé de consulter pour la première fois de ma vie. Quand j’étais à Montréal, les services de santé mentale étaient carrément inaccessibles (au public, du moins ; ce n’est pas tout le monde qui a accès aux services de santé privés), alors qu’en région, le processus s’est fait assez rapidement. Finalement, après toutes ces années, on m’a attribué un diagnostic de TDAH. J’ai maintenant une prescription, et je prends mes médicaments comme convenu avec mon médecin, à la bonne dose et à la bonne fréquence. Ça a complètement changé ma relation avec ces substances ».

Selon Gabrielle, la forte présence des psychostimulants à l’université s’explique en partie par l’énorme pression de performance qui repose sur les épaules des étudiant.e.s, et par le fait qu’il s’agit d’une pratique largement banalisée. Elle n’a pas tort si je me fie aux recherches québécoises menées sur le sujet : une étude réalisée en 2011 par Christine Thoër et Michèle Robitaille révèle les principaux arguments mis de l’avant par les personnes qui utilisent des médicaments stimulants sans prescription pour expliquer leur consommation.

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Parmi ceux-ci, on compte la compensation des limites personnelles (le consommateur s’automédicamente parce qu’il juge qu’il en a besoin même s’il n’est pas nécessairement diagnostiqué), l’adaptation à un milieu jugé exigeant et compétitif, le besoin d’assumer ses multiples rôles sociaux (école, travail, vie sociale, etc.) et l’adoption d’une pratique courante et banalisée. L’expérience de Gabrielle coche toutes ces cases.

Cocaïne et méthamphétamine en cuisine

«Je suis chef en CHSLD six jours sur sept, minimum douze heures par jour. Les stimulants me permettaient d’être toujours présent et alerte»

Comme on a pu le constater, les psychostimulants de prescription prédominent dans la sphère académique. Dans les milieux plus manuels, on retrouve des substances différentes. Marc travaille dans l’industrie de la restauration depuis plus d’une dizaine d’années, et a consommé de la cocaïne et de la méthamphétamine pour être plus efficace en cuisine pendant la majeure partie de sa carrière. « Je suis chef en CHSLD six jours sur sept, minimum douze heures par jour. Les stimulants me permettaient d’être toujours présent et alerte ».

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Depuis l’arrivée de la pandémie, il ne consomme plus au travail : les nouvelles mesures sanitaires ont complètement transformé le fonctionnement en cuisine, ce qui a allégé sa charge. « L’achalandage en CHSLD est très similaire à ce qu’on retrouve en restaurant. On a des rush aux mêmes heures, et les résidents peuvent venir en salle à manger n’importe quand. Avant la pandémie, je consommais à peu près quatre fois par semaine, surtout pendant les grosses périodes de rush. Maintenant, avec toutes les mesures sanitaires, on prépare les plats à l’avance pour ensuite les livrer aux résidents. Les temps de service sont donc réduits du tiers environ ».

«pour la première fois, j’ai l’impression de faire mon travail pour les bonnes raisons»

Avec un achalandage réduit et des journées plus prévisibles, Marc ne ressent plus le besoin de consommer des stimulants pour remplir ses fonctions. Il en prend encore de manière récréative à quelques rares occasions, mais a complètement cessé d’en prendre au travail, ce qui semble lui avoir permis d’adopter une perspective différente par rapport à son emploi : « Ça fait 16 ans que je fais ce métier et pour la première fois, j’ai l’impression de faire mon travail pour les bonnes raisons ».

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Des impacts différents d’un consommateur à l’autre

La COVID-19 a eu un impact énorme sur nos vies et ça se traduit aussi dans les habitudes de consommation d’un bon nombre d’entre nous, que ce soit à la hausse ou à la baisse. Peut-on s’attendre à ce que le déconfinement et la vaccination de masse amènent à leur tour leur lot de bouleversements dans notre façon de consommer des stimulants? Seul l’avenir nous le dira…

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En attendant, si vous voulez en savoir plus sur les effets des psychostimulants, ne manquez pas le premier épisode de Louis T veut savoir qui porte sur le transhumanisme et au cours duquel l’humoriste essaie justement le Concerta.

Rendez-vous le jeudi 25 mars à 21h30 sur Savoir média!